Hadrien Klent – Paresse pour tous

L’entretien | Hadrien Klent

Ressorti en poche en ce début de mois aux éditions Le Tripode, le roman Paresse pour tous d’Hadrien Klent est on ne peut plus d’actualité puisqu’il met en scène Émilien Long, un Prix Nobel d’économie installé à Marseille qui décide de se présenter aux élections présidentielles avec une proposition radicale : la journée de travail de trois heures ! Un changement de paradigme loin d’être si utopiste, malheureusement à mille lieues des propositions des vrais prétendants à la Présidence. Quelques questions à l’auteur Hadrien Klent qui a pris un peu sur sa semaine de quinze heures pour nous répondre…

 

 

Comment est né ce roman ?

À l’origine du projet, il y avait une idée qu’on avait eue à deux, avec Alessandra Caretti : imaginer une bande dessinée qui propose une version contemporaine de L’An 01, une BD utopique de Gébé parue dans les années 1970. Avec l’idée que, puisqu’aujourd’hui les utopies purement révolutionnaires semblent à la peine, il fallait accepter de se soumettre au processus électoral pour faire bouger les choses. D’où l’idée d’un candidat à l’élection présidentielle qui propose la semaine de travail de quinze heures. Et puis, en commençant à travailler sur la bande dessinée, on s’est vite rendu compte qu’on manquait de place… Alors on a décidé que j’en ferai un roman, qui est d’ailleurs une sorte de miroir inversé de mon précédent roman La Grande Panne : dans ce dernier, le président est un individu solitaire, cyclothymique et autoritaire, alors que Paresse pour tous postule qu’on peut lutter pour conquérir le pouvoir en restant ouvert, collectif, et sympathique.

 

Et pourquoi avoir choisi une fiction plutôt qu’un essai ?

D’une part pour avoir le plaisir d’écrire une fiction, un espace dans lequel on peut modeler le monde à sa guise, et en l’occurrence lui faire prendre une route plus optimiste que celle qui est la sienne en réalité. Et d’autre part parce qu’il me semble qu’un roman permet aux lecteurs de plus facilement se projeter dans un autre monde. L’essai a beaucoup d’avantages, mais le roman est plus concret, et je voulais que cette question du temps libre, mais aussi les réflexions sur la rapidité, l’hyper-consommation ou la sur-connection soient incarnées.

J’ai quand même voulu insérer des morceaux de l’essai que publie Émilien Long au début de l’histoire : Le Droit à la paresse au XXIe siècle. L’idée était, là, d’offrir aux lecteurs une sorte de mini-guide théorique des outils conçus par d’autres pour remettre en question le « Dieu travail », comme dit Paul Lafargue, le gendre de Marx et l’auteur du Droit à la paresse original.

J’ai également rajouté une petite liste de livres à la fin du mien, afin de pousser les lecteurs curieux à se plonger dans toute une littérature remettant en question le productivisme, qui a eu son heure de gloire (notamment dans les années 1970) mais qui est moins audible aujourd’hui, alors qu’elle semble plus nécessaire que jamais.

 

Pendant cette morne campagne présidentielle, quelques voix à gauche ont timidement parlé de la semaine de quatre jours, mais on reste bien loin d’une réduction drastique du temps de travail comme vous la proposez en vous appuyant sur des écrits de Keynes qui annonçait la semaine de quinze heures dès les années 30 pour cent ans plus tard, soit 2030 ! Pensez-vous qu’on y arrivera ?

Je ne sais pas. En revanche, pourquoi on n’y est pas déjà, c’est la question qu’il faut qu’on accepte de se poser collectivement : tout est fait comme si, malgré les burn out, malgré le covid, malgré aussi l’état fortement dépressif de la société française (22 % de la population adulte souffre officiellement d’un état dépressif ; et la consommation d’anxiolytiques, d’anti-dépresseurs et somnifères reste une des plus élevées au monde), malgré la fatigue corporelle aussi pour les emplois les plus pénibles, eh bien il fallait continuer comme ça.

Avec la crise sanitaire, on a remis en question le dogme de l’impossibilité d’avoir de fortes dépenses publiques non directement financées (« quoi qu’il en coûte »…) — mais on n’arrive pas encore à comprendre qu’user les corps et rincer les cerveaux ne rendra jamais personne heureux. Un peu comme avec la destruction de la planète, il semble que s’il n’y a pas un événement brutal qui nous tombe dessus, rien ne bougera. D’ailleurs, on a tous vu autour de nous des gens pour lesquels c’est bien un événement précis (burn out, rencontre amoureuse, covid, etc.) qui est à l’origine d’un profond changement de vie, d’une remise en question du dogme métro-boulot-dodo. Comment faire pour que ce ne soit plus des cas individuels mais un ensemble plus global ? En-dehors du champ politique (d’où le choix d’Émilien de se présenter à la présidentielle), je ne vois pas.

 

Utopique…

 

Beaucoup parlent de ces mesures comme idéalistes ou utopistes. Vous comparez ces réactions à la création de la Sécurité sociale en 1945 ou à l’instauration des congés payés par le Front populaire en 1936. Deux mesures que peu de gens aujourd’hui remettent en cause alors qu’en leur temps elles étaient décriées et considérées comme irréalisables, voire suicidaires pour l’économie du pays.

Souvenons-nous de la hargne anti-Front populaire, qui a duré de 1936 à 1944, et a voulu faire croire que la défaite contre l’Allemagne en 1940 était due aux mesures de gauche prises par Léon Blum quatre ans plus tôt. Il est bon, en ces temps de révisionnisme historique permanent, de relire toute l’argumentation de Blum lors du procès de Riom de 1942, où il démonte un à un les arguments de ses adversaires.

Ce qui est intéressant dans les profonds changements de 1936, c’est qu’ils surviennent justement suite à une élection — c’est ce que postule mon roman : on peut imaginer qu’une majorité de Français choisisse de porter au pouvoir quelqu’un qui porterait le projet d’un changement profond pour la société sans pour autant se proclamer « révolutionnaire ». Si on regarde bien le corps social français, on se rend compte que ceux qui ont intérêt à ce que les gens travaillent plus, consomment plus, souffrent plus, ce n’est pas la majorité, loin de là. Le projet d’Émilien Long pourrait séduire beaucoup de gens en réalité ! D’où le terme qu’il utilise d’« utopie réaliste » : ça semble utopique parce que ça remet en question les habitudes de la société, mais c’est réaliste parce que dans son système, plus de trois quarts des Français sont gagnants…

 

Dans votre roman, vous revenez plusieurs fois sur la notion de temps libre et de loisir, que vous rapprochez aussi d’un état lié à l’enfance, mais aussi à la création…

C’est difficile de bien mesurer les raisons qui font que le travail reste quelque chose de si central, non seulement pour une société, mais aussi pour les individus — « Tu fais quoi dans la vie ? » est une question qui nous vient plus souvent que « C’est quoi ta couleur préférée ? » par exemple. C’est sûr que l’émancipation ne viendra que s’il y a du temps libre — à ce titre, il faut préciser, parce que beaucoup de lecteurs m’en ont parlé, que récupérer du temps ne veut pas dire qu’on va aussitôt le consommer devant des écrans bourrés de stimuli envahissants à très faible densité culturelle. Dit autrement : Netflix marche aussi parce qu’après une grosse journée de boulot, c’est plus dur de lire Ulysse de James Joyce que de regarder Casa de Papel… On peut faire le pari qu’avoir du temps libre impliquera aussi avoir une charge mentale globale diminuée, donc plus de capacités à se tourner vers des activités manuelles, jardinières, artistiques, etc. Je sais bien que tout le monde n’a pas vocation à être artiste, en revanche tout le monde a vocation à vivre des choses intenses, en partageant son temps, son énergie, son imagination, avec d’autres : qui n’a jamais fait l’expérience qu’un travail manuel pénible était largement plus agréable à mener avec des amis que seul ? Avoir plus de temps pour l’utiliser à des choses variées, utiles ou au contraire totalement oisives. La liberté, quoi ! Celle que nous avons techniquement dans nos sociétés démocratiques (et on doit s’en réjouir) mais qui a une certaine tendance à ne plus servir à grand-chose…

 

… ou prophétique ?

 

Dans votre précédent ouvrage sorti en 2016, La Grande Panne, vous imaginiez quatre ans avant la pandémie du Covid-19 une France à l’arrêt à cause d’une coupure de courant généralisée. Vous avez une boule de cristal ?

Mes écrits s’avèrent peut-être prophétiques, mais je me plante à chaque fois d’un cran : au lieu d’une grande panne, on a eu un enfermement sans coupure électrique, et, au livre d’après, on a bien eu un type sortant de nulle part pour se présenter à la présidentielle, avec un programme radical, mais malheureusement il s’est avéré que c’était le miroir inversé, le double maléfique d’Émilien Long, défendant une position politiquement aux antipodes de Paresse pour tous… Donc il faut se méfier de mes intuitions ! Cela dit, plus sérieusement, ce qui s’est passé dans la vraie vie à l’automne dernier, ce candidat ahurissant qu’on a vu squatter l’espace médiatique, montre que mon roman n’est pas caricatural : le réel l’est bien plus que ma fiction, en l’occurrence. Et je préfère la caricature optimiste fictionnelle au réel pessimiste caricatural.

 

Attention Spoiler !

 

Sans trop dévoiler la fin du roman, vous avez annoncé qu’il y aurait une suite. C’est prévu pour quand ?

Si tout va bien, la suite sortira dans un an, au printemps 2023. L’idée est de s’intéresser, après la « conquête du pouvoir », à « l’exercice du pouvoir » (voilà qui nous renvoie à Léon Blum qui s’était posé la question du passage de l’une à l’autre il y a presque cent ans) : à quoi ressemblerait notre pays une fois la loi des quinze heures votée ? Comment Émilien Long pourra-t-il imaginer une autre façon de prendre les décisions ? Et puis, comment le reste du monde va-t-il juger ce nouveau modèle d’un pays « paresseux » ? Et justement, pourra-t-on dire que la France est le pays de la paresse, ou le terme est-il connoté trop péjorativement ? Plein de questions à résoudre — et il y aura d’autres choses encore, sur lesquelles je préfère ne rien dire encore !

 

Marseille, capitale de la paresse ?

 

Votre personnage Émilien Long est né et vit à Marseille, d’où il officie pour mener campagne, plutôt que depuis Paris. Pensez-vous que c’est enfin le temps de la décentralisation ?

Cela fait un moment que je vis à Marseille, et il m’a semblé tout de suite évident de faire d’Émilien Long un Marseillais de naissance, même s’il est parti enseigner dans une université américaine pendant un moment.

Marseille, au-delà de tous les clichés rebattus, est une ville qui n’est pas soumise, qui a son énergie propre, une forme de liberté, qu’aucune vague de néo-habitants ne pourra tout à fait faire disparaître. Faire de Marseille le QG de campagne de mon candidat, c’était aussi rendre hommage à une ville qui, contrairement à beaucoup des autres grandes villes françaises, ne cherche pas à se mettre en concurrence avec la capitale. Marseille se suffit à elle-même, et j’ai aimé balader mes personnages dans pas mal d’endroits emblématiques (dont le Couvent Levat, épicentre de la campagne). Malheureusement, le tome 2 à paraître au printemps 2023 risque d’être plus parisien, à moins qu’Émilien ne décide d’installer l’Élysée ailleurs qu’à Paris !

 

Propos recueillis par JP Soares

 

Hadrien Klent – Paresse pour tous (éd. Le Tripode)