L’entretien | Mélissa Laveaux
L’artiste franco-canadienne Mélissa Laveaux ouvrira la prochaine édition du festival Avec le Temps. De sa voix unique, elle offrira en live les morceaux de son nouvel opus : Mama forgot her name was Miracle. Un album envoûtant à savourer debout, un voyage soul rock dans l’univers des héro(ïne)s de la chanteuse. Rencontre avec une artiste boostée à l’optimisme, qui semble s’épanouir dans le champ des possibles et l’affranchissement des barrières.
Vos influences et origines sont diverses, votre univers est imprégné de la culture créole. Quel lien entretenez-vous avec cette langue ?
C’est la langue qu’on parle à la maison dans ma famille, que je parle avec certains de mes amis, celle que j’entretiens à travers certaines lectures. Elle est très importante pour moi et il m’est confortable de l’utiliser dans mes compositions, elle est facile d’accès. Culturellement, je reste proche d’Haïti, du fait d’en être originaire.
Vous avez fait un voyage à Haïti en 2016 après avoir passé des années sans y aller. Est-ce que ce voyage a eu un impact sur vos créations, sur vos compositions ?
Ce voyage a été organisé spécifiquement pour retrouver mon père et effectuer des recherches dans le cadre de l’album Radio Siwèl. J’y suis retournée en 2018 lors de la sortie de l’album pour jouer un concert dans le lieu qui m’a fourni énormément de documents, de disques et d’archives qui ont nourri l’album. J’espère y retourner pour jouer le nouvel album !
Votre dernier album, Mama forgot her name was Miracle est un hymne aux héroïnes réelles comme imaginaires, quel message souhaitez vous faire passer à travers cet opus ?
En fait, ce titre est un jeu de mots ; ma mère s’appelle vraiment Miracula, et je ne le savais pas ! J’ai toujours cru que son prénom était Michelle, jusqu’à l’âge de sept, huit ans. Un jour, je suis tombée sur une lettre du gouvernement sur lequel figurait son véritable prénom, et je me suis rendue compte qu’elle ne l’utilisait pas, comme énormément d’immigrés le font pour faciliter la recherche de taf, ou parce que le « shame » social du prénom occidental peut être assez fort ou incapacitant. À l’époque, ça m’a vraiment fait bizarre !
Les personnages de l’album ne sont pas forcément que des « héroïnes », malgré le fait qu’on ne puisse retirer le genre de personnages identifiés socialement comme femmes. Par exemple, Jackie Shane est une femme trans qui a eu une carrière de diva assez courte, pas parce qu’elle n’avait pas de talent mais juste parce qu’elle a voulu s’occuper de sa mère, et elle a eu un Grammy juste avant de mourir, ce que je trouve incroyable. Cet album ne défend pas la Journée internationale des luttes pour les droits des femmes, mais est plus une réflexion sur la manière dont on essaye de limiter les gens, et comment le genre a un impact sur les combats. Une sorte d’hymne aux personnes qui ont fait des choses extraordinaires malgré les barrières imposées par la question du genre, et il se trouve que ce sont souvent des personnes identifiées comme des femmes…
Vous définissez les morceaux de l’album comme des « berceuses pour adultes », que voulez-vous dire ?
Je veux parler de chansons qui bercent l’âme. Pas dans le sens de chansons pour dormir. L’idée, c’est d’avoir des chansons qui nous rappellent que chacun de nous a la capacité de faire des choses phénoménales de sa vie, même si beaucoup des choses qui nous arrivent sont hors de notre contrôle. On compose avec ce qu’on a. Mais l’idée que j’avais, c’était de parler de cet espoir de potentiel inexhaustible. On a souvent tendance à discréditer ce potentiel avec des « tout le monde n’a pas la capacité de faire ci ou ça ». Mais si ! Tout le monde a la capacité, on a une part de travail collectif à mettre en place pour mettre en avant les personnes les plus vulnérables du groupe. À chaque fois qu’on a fait ça dans l’Histoire, des choses superbes en sont sorties. Un exemple bête : les SMS ont à la base été créés pour les personnes malentendantes et sourdes ; aujourd’hui, tout le monde les utilise ! On a tendance à oublier que tout est possible. Je ne saurais pas dire combien de fois j’ai entendu « Ce n’est pas possible, madame » depuis mon arrivée en France il y a quatorze ans. Cet album dit : « Et si c’était possible ? S’il n’y avait personne pour t’imposer des barrières, qu’est-ce que tu ferais ? » C’est en ça que c’est une berceuse.
Vous parlez des quatorze ans en France, notez-vous une différence notable avec le Canada sur le sujet de la possibilité à faire les choses ?
Je n’ai pas vécu en tant qu’adulte au Canada. Quand je suis arrivée ici, j’ai évidemment eu un choc culturel. Je ne veux pas dire que là-bas, il n’y pas de racisme ! Le Canada a ses propres problèmes, sa propre manière de commettre des crimes contre ses citoyens, depuis les origines et la façon dont la population première de ces terres a été traitée et colonisée. Mais j’avais appris là-bas comment m’habituer aux barrières qu’on m’imposait. Ici, j’ai connu d’autres barrières, et même si je parlais français, la culture était différente.
D’une manière plus générale, quel regard portez-vous sur l’industrie musicale actuelle ? Vous parliez de genre, comment voyez-vous la mise en avant grandissante de cette question dans le milieu musical ?
Sa place a beaucoup évolué mais c’est un peu comme les musées d’arts : qui sont les artistes qui produisent les tableaux ? Quelles sont les muses qui y sont représentées ? Sur quel corps nu fait-on des sous ? L’industrie musicale est pareille : il y a des choses qui ont beaucoup changé mais il y a toujours eu des femmes musiciennes. Simplement on ne les a pas toujours embauchées. On a toujours embauché des produits de fabrication. Pensons au Spice Girls — que j’adore ! — ; j’imagine que les artistes embauchées n’ont pas eu « leur compte », qu’elles ont dû rester dans une « boîte » sans pouvoir faire ce qu’elles voulaient. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’évolution du milieu, c’est que plus de femmes compositrices sont mises à l’honneur, aujourd’hui plus de femmes sont cadres, aussi. Nous, par exemple, on est gérés par EDA chez Warner Music, branche dirigée par un mec et deux femmes ! On ne l’aurait jamais vu en France il y a quatorze ans à ces postes. Ce n’est pas que le minorités n’existent pas, donc, c’est plutôt qu’elles sont beaucoup moins représentées, et si ceux qui tiennent les ficelles décident que ce n’est pas intéressant de représenter une minorité sociologique, on ne la voit pas. Grâce à certaines plateformes comme TikTok ou Instagram, il y a une sorte de démocratisation : ce sont les gens qui décident, même si leur rachat tend à un retour en arrière. J’encourage tout le monde à continuer à creuser et à détruire les algorithmes pour dénicher la musique qui le fait vibrer.
Qu’est-ce qui vous fait vibrer, vous, musicalement ?
C’est un peu compliqué comme question parce que j’écoute énormément de musique. J’avais une émission de radio quand j’étais à la fac et évidemment, la réponse va changer toutes les cinq minutes. Si je devais citer tout de suite un artiste actuel, je penserais à Lido Pimienta qui est une artiste colombienne canadienne que j’adore et qui a gagné le prix Polaris (prix musical accordé chaque année par des critiques au meilleur album canadien, ndlr), à la rappeuse No Name ou à Megan Thee Stallion que j’adore aussi ! Dans la musique contemporaine, je pense à une anglaise que j’aime beaucoup et qui a composé un de mes morceaux favoris : Anna Meredith et son morceau Hands Free qu’elle a joué lors d’une session Proms de la BBC avec un orchestre d’enfants. C’est une des meilleures performances musicales que j’ai entendues de ma vie ! Je pourrais continuer à parler de musique comme ça pendant des heures, il y a tellement de choses à écouter…
Propos recueillis par Lucie Ponthieux Bertram
Mélissa Laveaux : le 2/03 à l’Espace Julien (39 cours Julien, 6e), en ouverture du festival Avec le Temps.
Rens. : https://festival-avecletemps.com