Estefania Peñafiel Loaiza – Détours (La Loterie à Babylone) au 3bisF
Persistance rétinienne
Estefania Peñafiel Loaiza achève sa résidence de création au 3bisF, où commence l’exposition Détours (La Loterie à Babylone) dans laquelle les mots de Borges, Michaux, Rimbaud et Caillois guideront les pas du spectateur dans le labyrinthe imaginé par l’artiste. On retrouve ses gestes et ses sujets de prédilection dont ceux de la mémoire, de la petite et de la grande histoire, des déplacements et des détours, des présences cachées et des absences montrées…
« Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. » (1))
Les mots d’Eluard décrivent avec une grande justesse les gestes d’effacement, de détournement, de recouvrement, les ombres et les absents, les fantômes d’Estefania Peñafiel Loaiza. Ils disent ses distorsions du temps, du son et des images. L’artiste efface pour mieux montrer, récite pour mieux dire l’inaudibilité d’un texte inlassablement remanié, avale pour digérer, ressasse pour comprendre et donne à voir au sens où l’entendait le poète : «Voir, c’est comprendre, juger, transformer, imaginer, oublier ou s’oublier, être ou disparaître. »
Au 3bisF, l’artiste a proposé aux résidents de faire un détour, de sortir des sentiers battus, d’emprunter des chemins de traverse pour s’offrir la possibilité, lors de leurs trajets quotidiens et répétitifs, de s’exposer à la sérendipité(2). Chercher un nouveau point de vue, une autre façon de voir, sortir de sa zone de confort et se confronter à l’inattendu : rien de plus difficile pour les patients de la « maison des insensés » d’Aix-en-Provence, dont l’existence remonte au XVIIe siècle. L’histoire passée et présente de l’hôpital auront servi de matière première à Estefania Peñafiel Loaiza, qui abordera la résidence, le travail avec les patients et l’exposition de restitution avec les préoccupations qui, depuis quelques années, jalonnent son travail. Les pièces produites pendant sa résidence concourent, comme le dit très justement Marc Lenot dans la monographie portant sur l’artiste Fragments liminaires, à un corpus d’une belle cohérence, d’une œuvre qui se construit à chaque rencontre et à chaque expérience induite par les nombreuses expositions de l’artiste.
« On peut aisément voir chacune de ses pièces comme un fragment d’une grande œuvre en train de se faire, qui se complète, et se raffine à chaque fois. » Marc Lenot, 2015 (3)
Estefania Peñafiel Loaiza aura donc été sensible à l’atmosphère particulière qui se dégage de cette architecture panoptique dans laquelle ses œuvres ont vu le jour et prennent place actuellement. L’histoire du lieu se raconte dans la série de petits polaroïds intitulés Détours, qui mêlent deux périodes de travaux de l’hôpital. L’artiste superpose deux époques, 1981 et 2017, selon le procédé de la double exposition, comme si le temps passé entre la première phase de travaux et la phase actuelle était contenu dans ces petits clichés instantanés. Comme s’il avait filé et que les ouvriers d’aujourd’hui côtoyaient ceux d’hier. Le temps s’étire dans ces tirages, un peu comme dans l’installation La Loterie à Babylone, qui se présente en quatre moniteurs et dans laquelle on voit deux scènes de jeux d’échec se répéter : l’échiquier, les pions et les mains des joueurs en noir et blanc, ainsi que le son des déplacements des pièces sur les plateaux qui cadence l’ambiance de l’exposition et rythme à la façon d’un métronome le temps passé par le visiteur au sein des œuvres. Le titre de l’installation est emprunté au roman éponyme de Borges, dans lequel il décrit une société où le jeu se confond avec la vie elle-même. Dans les quatre vidéos, Estefania Peñafiel Loaiza isole quelques secondes de deux films d’archive portant sur l’hôpital, dans lesquels on voit de façon fugace deux scènes de jeux d’échec entre un patient et son médecin. Jouant du matériau vidéographique, elle monte la séquence en boucle et répète le moment presque indéfiniment… Le spectateur attentif pourra d’ailleurs observer que la scène est montrée inversée, comme en miroir. Sur le modèle des films muets, Estefania Peñafiel Loaiza glisse entre les images des intertitres où l’on peut lire le célèbre palindrome « In girum imus nocte et consumimur igni ». Le même qui sera repris par Guy Debord pour son film, décrivant une société en perdition dans laquelle nous virevoltons jusqu’à notre perte, à l’image des papillons attirés par la lumière évoqués dans l’adage latin.
Dédoublement des images et jeux de reflets se jouent également du regardeur, dans l’installation palindrome qui oppose deux miroirs. L’artiste reconstitue les pages d’un livre découpé où l’on peut suivre le dialogue qu’elle entretient avec Henri Michaux depuis quelques années déjà. Estefania Peñafiel Loaiza est née en Équateur, et le livre-poème-journal de bord que Michaux écrit à la fin des années 20 lors de son voyage en Amérique du Sud constitue un ouvrage de référence auquel elle revient régulièrement dans son travail. À l’instar de l’artiste, qui réside en Europe depuis plus de dix ans maintenant, Michaux portera un regard et des mots sur une culture qu’il n’aura de cesse de décrire. Et Estefania de lui répondre en espagnol, elle-même porteuse aujourd’hui de ces deux cultures…
Les deux vidéos présentées dans les cellules d’isolement finissent d’achever l’univers étrange dans lequel le regardeur évolue depuis son entrée dans l’exposition, empreint d’allusions au cinéma, portant à l’écran les méandres de l’esprit. Estefania Peñafiel Loaiza utilise les motifs cinématographiques de la folie tels que les labyrinthes, les échiquiers, les miroirs, les reflets, les dédoublements, les superpositions d’images et les jeux sonores répétitifs, ainsi que ceux du temps distordu. Sans y faire ostensiblement référence, elle évoquera pour certains les univers de David Lynch ou d’Alfred Hitchcock, dans le noir et blanc de La Maison du docteur Edwards, de Pas de Printemps pour Marnie, de Vertigo. Le recours aux images surréalistes utilisées par les réalisateurs, comme celles de Salvador Dali par Hitchcock, concourent à l’évocation d’une imagerie de la folie entérinée dans l’inconscient collectif par le cinéma. Ainsi de Je d’Echecs et surtout De l’Incertitude qui vient des rêves, qui montre la scène terrifiante du Chien Andalou de Luis Buñuel d’un œil découpé par une lame de rasoir se refléter dans la rétine de l’artiste. La formule du poète « Je est un autre » déclinée sept fois sur des morceaux de papier ingurgités par l’artiste pourrait, dans la forme et dans le fond, être également associée à l’acte d’un insensé. Pourtant, ce sont des formes artistiques qui demandent au regardeur d’évidents détours, et l’amènent loin de ses horizons d’attentes. Les œuvres d’Estefania Peñafiel Loaiza nous emmènent un peu plus loin dans notre considération du monde. Tout autant poétique que politique, son approche réussit à « dés-insensibiliser » les spectateurs que nous sommes, repus d’images et d’informations, en donnant à voir par l’effacement, par la disparition et par l’absence. Car celle-ci fait émerger le souvenir. Le souvenir, la mémoire, pour permettre l’anamnèse de l’histoire.
Céline Ghislery
Estefania Peñafiel Loaiza – Détours (La Loterie à Babylone) : jusqu’au 16/03 au 3bisF (Aix-en-Provence).
Rens. : 04 42 16 17 75 / www.3bisf.com
- Paul Eluard – Donner à voir (Première parution en 1939, Collection Poésie/Gallimard[↩]
- La sérendipité est le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue, à la suite d’un concours de circonstances fortuit et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet.[↩]
- Marc Lenot – Article publié dans la monographie Fragments liminaires : Estefanía Peñafiel Loaiza (Les Presses du Réel, 2015).[↩]