Festival de Marseille 2019
La globalité du local
Pour la nouvelle édition du Festival de Marseille, Jan Goossens creuse encore plus loin le sillon entre l’Europe et l’Afrique avec une programmation innovante qui casse les codes de l’entre-soi. Il est fortement question d’histoire et d’engament politique et, encore une fois, comment la danse et la musique croisent les enjeux du théâtre pour embrasser tout les défis.
« Le corps est un prolongement de la voix ». Par ces mots, Dorothée Munyaneza exprime l’intention de son travail, qui est aussi le synopsis de cette édition du festival de Marseille. La danse a certainement fait le tour de sa grammaire dans la question du geste et du déroulé d’une diagonale. Affichant la transversalité comme une recherche permanente, elle a aussi largement épuisé les codes du théâtre pour désormais réfléchir à la question de l’histoire de l’homme et de son rapport avec la terre. Dans ce passé maintes fois mutilé par des dynasties de criminels qui se lèguent le pouvoir, le danseur a compris la nécessité de ne pas affronter la censure, mais d’aller trouver du côté de la poésie une manière de défier l’autorité. Cette histoire revisitée est un chantier permanent dans la création artistique du continent africain. Au milieu des conflits et de la corruption, les chorégraphes utilisent la mobilité pour trouver les ressources de leurs productions. Du geste ancestral ou tribal à l’actualité et l’instant présent, le corps déroule, dans une liberté proche du relâchement, un phrasé au milieu d’une foule cosmopolite (Faustin Linyekula). À la manière d’un dessin sans repère, la danse redevient contemporaine, parce qu’elle réussit à rassembler les ellipses d’une histoire éclatée, tronquée et ensanglantée. Elle nous dit des choses, parce qu’elle s’abstient de nous montrer la violence pour mieux retrouver l’essence de sa culture et ses bribes d’indices ensevelies sous les traumas. Jan Goossens repousse les frontières pour son festival dans un win-win qui dépoussière les clichés. Il est fortement question de comment la musique déroule une intention politique en revisitant son répertoire (Gregory Maqoma). Ou comment le théâtre s’expose dans la cité au milieu d’un public pris au dépourvu (Rara Woulib). On ne compte plus les civilisations qui meurent d’elle-même par l’épuisement de leurs ressources. Dans la globalisation marchande d’aujourd’hui, l’artiste a bien compris qu’une critique frontale du capitalisme est vaine, puisque la création repose elle-même sur une globalisation des publics. Mais en exhumant les crimes du passé et du présent, nous interrogeons notre capacité au changement. La danse contemporaine est une affirmation sans arrière-pensée, elle s’installe dans un présent qui disparait le temps d’un souffle sur les paupières. Elle est tactile, parce qu’elle agit sur la proximité, le rapproché, le local. Elle recrée un biotope où tous les potentiels s’exacerbent dans une même volonté. Oui, il est possible de voyager sans prendre l’avion. Oui, il est possible de réfléchir autrement, dans une forme de détente et de relâchement qui rapproche les oreilles. L’Afrique nous regarde et nous la regardons dans une même interrogation. Ce que nous réserve l’avenir, c’est déjà une autre histoire.
Karim Grandi-Baupain
Festival de Marseille : du 14/06 au 6/07 à Marseille.
Rens. : 04 91 99 00 20 / www.festivaldemarseille.com
Le programme complet du Festival de Marseille ici
Les immanquables
Le Sacre
Quelle ouverture haute en couleurs que ce Sacre du Printemps interprété par 300 Marseillais amateurs, issus de diverses écoles de danses ou structures socio-culturelles de la ville !
Depuis plusieurs semaines, une vingtaine de petits groupes se sont retrouvés pour créer un Sacre pluriel, selon le concept inventé en 2018 à Gand par Alain Platel. Un Sacre constitué d’une assemblée multi ethnique, culturelle, intergénérationnelle et paritaire, représentative de la ville qui l’accueille et prouvant que la danse appartient à tous. La version de cette œuvre culte, qui sera présentée au Parc Borély, est agencée par trois artistes marseillais : Yendi Nammour, Isabelle Cavoit et Samir M’Kirech (danseur chez Alain Platel). Une manière positive et puissante de gommer les différences par la danse.
MA
> Les 15 & 16/06 au Parc Borély (8e)
La Chanson de Roland de Wael Shawky
Après les Cabaret Crusades qu’il avait présentées à Marseille en 2013, Wael Shawky revient avec une audacieuse proposition, celle de nous présenter la très chrétienne et médiévale Chanson de Roland traduite ici en arabe et chantée sous forme de fidjeri, d’une tradition de chant millénaire venue du Golfe Persique. A travers le récit de la bataille de Charlemagne contre les Sarrasins et dans une scénographie faite de 600 miniatures qui lient Alep, Bagdad et Istanbul, 21 chanteurs nous envoûtent de leurs mélopées féériques et de leurs percussions, dans une subtile et transgressive évocation de ce qui constitu(e)(a) les relations entre l’Orient et l’Occident, en un temps où le pétrole ne dictait pas le jeu. Une mine d’or pour vos yeux et vos oreilles, un voyage au-delà des frontières physiques et une première française.
JS
> Les 22 & 23/06 au Mucem (2e)
Invited par la Cie Ultima Vez
Après Love Zoo de Felix Ruckert (2004), la danse invite de nouveau le public à venir modifier le déroulé d’une représentation. Dans cette nouvelle création de Seppe Baeyens, le travail du danseur devient une réflexion sur l’avenir immédiat, le contretemps, ou comment reprendre le fil d’une conversation interrompue. Le spectateur se prend au jeu et découvre de nouveaux horizons, de nouvelles possibilités de rencontres. L’un dans l’autre, une expérience prend forme dans le calme et la sérénité pour mieux appréhender, dans l’ivresse de la musique live, une explosion des sens.
KGB
> Les 28 & 29/06 à la Gare Franche (15e). Rens. : www.ultimavez.com
Luminescence
Trois musiciens et une chanteuse, venus des quatre coins du monde, entourent l’étoile montante du flamenco contemporain, Vanesa Aibar. Luminescence est le nom du projet non moins brillant que porte Amir ElSaffar, entre New York et Bagdad, ici ou là. Mais ici, vous ne verrez pas que du flamenco. Si la prestigieuse Fondation Royaumont a décidé de le suivre, c’est bien parce qu’on ne s’y contente pas de réunir les pointures de cante, de flamenco, de percussions ou de maqâm arabe – encore que. Ici on veut le duende, ici on veut le twarab. On les cherche, on les étire, on les tourne, et à force de compas, on accède à une forme d’extase, sans syncrétisme ni fusion culturelle, mais dans la naissance d’une transcendance qu’on dirait universelle parce qu’intime. Nul doute à parier la force du moment, dans une tension montée avec brio et virtuosité.
JS
> Les 28 & 29/06 au Centre de la Vieille Charité (2e). Rens. : www.amirelsaffar.com/
Botero en Orient par la Cie Anania-Danses
Après le très captivant En alerte, le chorégraphe marocain Taoufiq Izeddiou retrouve le Festival de Marseille pour une ode à la différence. Avec Botero en Orient, il nous parle de son corps « hors normes » pour la danse et notre société si calibrée. Ce fou d’architecture aborde la question du poids par le biais du volume. Prenant pour références la rondeur et l’exubérance des œuvres de Botero, il suit la voix de la chanteuse marocaine Fatima Ezzahra Nadifi, et les mots sublimes de la poétesse et peintre libanaise Etel Adnan pour aborder les luttes aussi intimes qu’universelles. Sensualité, force, vibrato de chair, poésie et matière à penser à l’affiche ! Égérie flamboyante d’Olivier Dubois (précurseur de la sublimation des corps « atypiques » dans la danse contemporaine), Karine Girard fait partie de cette belle distribution.
MA
> Les 3 & 4/07 à Klap, Maison pour la Danse (3e)
White Dog par la Cie Figure Project
Œuvrant sans relâche depuis plus de quinze ans, Latifa Laâbissi est une icône militante, une activiste de la danse contemporaine. Et pour sûr, on ne ressort indemne d’aucun de ses actes artistiques. Ici, elle s’attaque au marronnage, nom donné à la fuite d’un esclave hors de la propriété de son maître en Amérique, aux Antilles ou dans les Mascareignes à l’époque coloniale. De là, elle donne à sa pièce la forme d’un quatuor où on se faufile, on s’évite, on se contourne, on se fuit dans un treillis végétal imaginé comme un maquis par sa fidèle et inestimable scénographe Nadia Lauro. Ajoutez à cela un casting de rêve : l’intrépide Volmir Cordeiro, la troublante Jessica Batut, l’impertinente Sophiatou Kosssoko et l’époustouflante Latifa elle-même au plateau. White Dog sera assurément l’un des grands moments de danse de cette édition.
JS
> Les 5 & 6/07 au Théâtre Joliette (2e). Rens. : http://figureproject.com/