Few of Katerina au Temple Grignan
La belle de la forêt
On garde en mémoire un souvenir ému d’une soirée à guichets fermés aux Variétés, en compagnie de l’insaisissable Ghédalia Tazartès, invité pour une performance vocale autour du classique Häxan… Le Chiant continue sur sa lancée en proposant une nouvelle expérience ciné-concert entre field recordings (Toboflex) et guitares saturées (Erik Minkkinen). Un hommage à Katerina Golubeva, actrice russe récemment disparue, révélée par une autre figure emblématique des salles obscures : le réalisateur Sharunas Bartas. Few of Katerina : un événement qui fera date, mais qui mérite, avant toute chose, un peu d’éclairage.
« Katerina comment ? », « Minkki quoi ? », « Toboflex… Une marque de préservatifs ? ». Tant mieux, finalement, si les noms cités ci-dessus ne parlent à (presque) personne, car il s’agit avant tout pour l’équipe du Chiant d’éviter la facilité (ce n’est pas un scoop), le tout-cuit (on s’en doutait), le bankable (on paraphrase la com’) qui voudrait voir programmé « un énième noir et blanc accompagné par un dj électro juste là pour ambiancer. »
D’un côté, il y a les images, muettes et de toute beauté : Few of us, une plongée contemplative à la rencontre des Tofolars, peuplade isolée au fin fond de la Sibérie, signée d’une main de maître par le réalisateur lituanien Sharunas Bartas — érigé en « pape de l’autisme » par les uns, qui « remplit les espaces sans jamais les envahir » pour les autres. Longs plans fixes, vastes paysages immobiles, Katerina (« l’actrice la plus mythique des vingt dernières années », d’après le Chiant) se balade, seule, comme perdue sur Terre… autant de caractéristiques qui confèrent au parfait petit attirail du chef-d’œuvre « chiant ». De l’autre, la musique, en quadriphonie : quatre musiciens coincés entre treize enceintes (!), ou la rencontre entre le rock noise typique-des-90’s-mais-qui-n’a-pas-perdu-de-sa-superbe (Minkkinen, un des membres de la formation française Sister Iodine) et la recherche sonore à travers le prisme de l’ambient (les Toboflex, des fondus d’environnements sonores — organiques ou de synthèse, inconnus ou familiers, peu importe, les sons c’est leur truc).
Le résultat demeure encore à ce jour imprévisible. Et c’est là que réside toute la magie d’une pareille hybridation, dévoilée au grand jour après une semaine de résidence perdue dans l’Indre-et-Loire (pas la Sibérie, mais presque).
Deux soirs durant, un public de chanceux est invité à pénétrer l’improbable Temple Grignan, lieu de culte protestant dont Kubrick aurait pu signer la déco, et qui s’était déjà, sous l’égide du GRIM, acoquiné avec des mecs comme Tony Conrad… Deux soirs durant, le Chiant brillera de sa superbe en zigzaguant, comme à son habitude, entre les étiquettes et les genres. Deux soirs durant, le Chiant n’omettra pas qu’un ciné-concert demeure, avant tout, une expérience incantatoire, une immersion sensitive, une invitation à fouler des vastes terres vierges, un voyage spirituel dans les entrailles de l’incandescente abstraction, une porte ouverte vers un monde parallèle jusqu’alors inconnu mais que l’on souhaite, et le cœur y est, profondément Chiant.
Jordan Saïsset