Spitographes et dalles de Fred Pradeau

Fred Pradeau – Upside Down / Outside In à Vidéochroniques

Sans interdits

 

Sans en avoir l’air, Fred Pradeau révèle le stéréotype de nos environnements et notre propension au grégarisme. L’exposition Upside Down / Outside In nous laisse sens dessus dessous, parcours dans lequel les perturbations visuelles se font l’écho de perturbations intellectuelles bien plus éprouvantes…

 

« Ainsi des choses identifiables se sont muées en abstractions et, dépassant le seuil de la Gestalt, ont commencé leur vie propre. » (Victor Vasarely, 1948)
Il y a quelque chose qui cloche dans l’exposition Upside Down / Outside In. Si les éléments choisis par l’artiste semblent relever de la trivialité la plus admise (des chaises, de l’eau, des monochromes blancs), les choses semblent pourtant ne pas être à leur place, ne pas couler dans le bon sens. Par un geste minimal mais calibré au millimètre, l’intervention de Fred Pradeau instaure dans chacune de ses œuvres la sensation d’une réversibilité possible de nos certitudes…
Une chaise posée dans l’angle du mur semble changer de sens ou de forme. Elle est contrainte, dans une perspective contradictoire, à des volumes qui s’inversent. Cette chaise nous suit quand nous nous déplaçons, son assise se soustrait à toute logique optique. L’objet devient image, hésite entre la 2D et la 3D, et ne demeure jamais constant. Drop 2014 est une installation sonore et mouvante, sculpture d’assemblage réalisée avec du lino, des tuyaux, une enceinte et de l’eau. Un baffle réglé sur neuf hertz donne à l’écoulement de l’eau une pulsation particulière, saccadée, secouée… tandis qu’une webcam filme Drop et son environnement. Ces images sont retransmises en direct dans la vidéo Kinetic Drop, projetée dans une salle contiguë. L’installation est un piège optique et mental où seul le mouvement de l’eau semble être inversé. Même perte de repères dans la fosse, où l’odeur de l’humidité se révèle à nous plus vite que la vision de l’image d’un espace inversé : le reflet de la fosse dans le miroir d’eau, qui en remplit le fond. Ces eaux noirâtres font écho à l’image des neuf cercles de l’Enfer de Dante, dont une gravure ancienne a servi pour le carton d’invitation de l’exposition. On y voit une forme ambiguë, à la fois concave et convexe, où les perspectives se dérobent. Avec son « œil moteur », le regardeur déambule dans l’exposition. Et cherchant l’infime nuance, le petit décalage, le double jeu optique auquel les œuvrent invitent, il réalise qu’un changement de point de vue physique amène à un changement de point de vue intellectuel. Le décalage produit parfois une autre façon de voir les choses, dans tous les sens du terme. Le recours à des phénomènes optiques qui rappellent des principes visuels, instables et changeants de l’art cinétique, implique donc le spectateur de différentes façons.
Mais derrière les propositions ludiques de Fred Pradeau se cache une seconde lecture des pièces qui pose des questions sociétales. L’occasion de rappeler l’engagement qui marquait les artistes cinétiques dans les années 60. Souvent méprisé parce que perçu comme trop décoratif, l’art cinétique, qui trouvait ses fondements dans les avant-gardes russes proches des doctrines communistes, prônait une révolution artistique refusant l’élitisme, et s’engageait vers un art pour tous avec l’élimination de la catégorie « œuvre d’art ». Propositions utopiques, certes, mais qui allaient dans le sens d’une démocratisation de l’art, d’une posture politique vers un « techno art social »… Le travail de Fred Pradeau convoque ce souvenir des grandes utopies libertaires et questionne plus largement l’héritage de la modernité : celui des nouveaux espaces standardisés, d’une marche en avant vers le fonctionnalisme, qui s’est traduite ensuite par le conformisme. Les objets, les matériaux choisis par l’artiste proviennent de ces junkspaces dénoncés par Rem Koolhaas : chaises de bureau, linoléum, faux plafond standardisé… autant de nuisances visuelles empruntées aux espaces anonymes de type CAF, Pôle Emploi, CPAM. Un mobilier tellement assimilable qu’on ne le remarque même plus.
Faux plafond, 2014 est une structure composée de dalles de faux plafond en polyuréthane qui réduisent l’espace de la galerie, comme elles réduisent notre champ de pensée. Sculpture géométrique abstraite et monochrome, tel un Carl André aérien, combinatoire, permutable et exponentiel, elle se déploie au-dessus de nos têtes et nous gâche la vue, comme elle nous cache les poutres du toit, vieux témoins des activités passées de menuiserie du lieu, autrement dit des traces garantes de son histoire.
A nos espaces courts correspondent nos idées courtes, conditionnées, comme l’air, par des espaces qui n’en sont pas, dans lesquels toute cohésion sociale demeure impossible. Angoissante uniformisation du monde, dans lequel les perspectives de vie de chaque être humain vont à l’encontre de celles du grand ordre mondial sur lequel on ne peut que cracher, dans un ultime acte de résistance… Fred Pradeau photographie depuis longtemps les empreintes de crachats sur les murs de la rue et qui font la patine de nos villes. Ici, il les dédouble tels des tests de Rorschach ou des images psychédéliques dont il tapisse entièrement les murs d’une des salles, en guise de conclusion de l’exposition qui s’impose d’elle-même…

Céline Ghisleri

 

Fred Pradeau – Upside Down / Outside In : jusqu’au 20/12 à Vidéochroniques (1, place de Lorette, 2e).
Rens : 09 60 44 25 58 / www.videochroniques.org / www.riam.info

Pour en (sa)voir plus : www.fredpradeau.com