Gilles Desplanques - La Trajectoire des corps © Damien Boeuf

Gilles Desplanques – La Trajectoire des corps

Un monde en soi

 

Gilles Desplanques s’accapare l’ancienne salle hypostyle de Montévidéo avec une œuvre-exposition dans laquelle le visiteur évolue en éprouvant physiquement l’espace. La Trajectoire des corps propose une incursion dans le monde de l’artiste, un monde en soi…

 

C’est une œuvre immersive, une installation dans laquelle on évolue comme on visite un appartement pour la première fois. Le marquage au sol, à la Dogville, matérialise les différentes pièces de la maison où Gilles Desplanques a grandi. Le garage, la cuisine, le salon… difficile de croire qu’une famille vivait dans cet espace qui, ramené à celui de Montévidéo, ne semble pas si vaste… C’est bien l’expérience des volumes par le corps qui nous en donne une perception juste, des volumes que l’on éprouve par nos sensations et par le rapport d’échelle entre notre perception et l’espace, là où toute information empirique ne nous est d’aucune aide… Comme il découpait la chambre de son plus jeune fils au Château de Servières en 2016, Gilles Desplanques prend cette fois pour point de départ les côtes de la maison de son enfance comme la sculpture-cadre de son exposition. Des volumes dans lesquels son corps d’enfant a grandi, et qu’il a forcément éprouvés différemment au fil des années. En juillet 1993, le corps de Gilles Desplanques a les proportions d’un adolescent de quatorze ans ; Sotomayor bat alors le record du monde de saut en hauteur, tandis que Powell franchissait deux ans auparavant le record de saut en longueur. 2,45 m sur 8,95 m, ce sont les deux records du monde, ce sont les dimensions du mur du salon dans lequel il se trouvait en juillet 1993, c’est la taille du grillage qui coupe l’espace de l’exposition chez Montévidéo…

Un monde en soi s’ouvre à lui, un monde où les limites se franchissent, où les normes se dépassent et où les murs se repoussent. Depuis, il n’aura de cesse d’interroger les liens entretenus par les corps et les constructions créées par les hommes. Comment vivre dans nos architectures, dans nos espaces urbains ? En guise de modulor, les repères métriques de Desplanques seront ceux des recordmans ; son rapport au monde en demeure à jamais faussé, en questionnement permanent, en recherche de dépassement permanent.

La trilogie Hétérotopia met en scène des personnages parachutés dans des univers au sein desquels ils semblent en perpétuelle adaptation. Gilles Desplanques montre l’incongruité de la présence de ses protagonistes dans des paysages hostiles. Des morceaux d’architecture, comme celui des toilettes, des morceaux de mur, des encadrements de fenêtre et de porte… le squelette de la maison de Desplanques rappelle Gordon Matta-Clark et ses découpages, sa critique de la standardisation de l’architecture : « Le fait est que toute expérience artistique et architecturale soit de l’ordre du cosmétique est sans conteste l’une des motivations qui ont été à l’initiative de mon œuvre : on n’arrête pas d’appliquer couche sur couche de cosmétiques et on veut nous faire croire que c’est cela, la véritable substance de ce qu’est l’espace, de ce qu’est un immeuble. »

Comme Guy Debord parlait de « psychogéographie » dans les années 50 pour mettre en évidence les conséquences des milieux aménagés sur les émotions et les comportements de ceux qui les éprouvent, Gilles Desplanques énonce l’idée de « psycho-architecture ». Le terme avait déjà été utilisé par Berdaguer & Péjus pour leurs maisons réalisées à partir de dessins d’enfants issus de tests psychologiques. La science va dans son sens puisque, conscientes que les endroits que nous habitons peuvent agir sur nos pensées, nos sentiments et nos comportements, certaines écoles d’architecture proposeraient désormais des cours d’introduction à la psychologie et aux neurosciences. L’architecture en tant que forme sculpturale occupe une grande partie du travail de Desplanques ; en témoignent les sept sérigraphies qui constituent le corpus d’œuvres traitant du sujet depuis ces dix dernières années, architecture qui s’enfonce, s’écorche ou se calcine…

Proche d’un Pierre Huygue dans la conception de ses expositions comme œuvres totales, Gilles Desplanques revisite son propre travail et réactive d’anciennes pièces en leur insufflant une nouvelle existence, à l’instar de Partition électrique dont la partie sonore a été confiée à Postcoïtum. Des oiseaux campent sur des câbles électriques comme des notes sur une partition de musique. À l’image aussi de cette Carte du monde à l’usage des artistes et des militaires, datée de 2006 et ici reléguée au statut de nappe de salle à manger, ou bien de son étagère Billy, comme criblée de balles et percée jusqu’à la limite de la résistance de la matière et de la gravité. Le monde de Gilles Desplanques n’a rien de prophétique, mais il laisse parfois penser qu’il ne tourne pas complètement rond.

 

Céline Ghisleri

 

Gilles Desplanques – La Trajectoire des corps : jusqu’au 13/03 à Montévidéo (3 impasse Montévidéo, 6e).
Rens. : http://montevideo-marseille.com

Pour en (sa)voir plus : www.gillesdesplanques.com