Alexandre Duhamel

Guillaume Tell de Gioachino Rossini à l’Opéra de Marseille

Que sont nos amis devenus ?

 

L’Opéra de Marseille rouvre ses portes. Après de longs mois de solitude et d’incertitude, musiciens et chanteurs occuperont à nouveau le devant de la scène sur laquelle Guillaume Tell soufflera un grand bol d’airs de la montagne helvète. Célébrons ensemble le triomphe des justes causes et la sauvage harmonie de la nature. Rafraîchissant.

 

 

Au-delà de la carte postale

Ce Guillaume Tell est singulier à plus d’un titre. Créé à l’Opéra de Paris le 3 août 1829, c’est le dernier opéra de Rossini, et l’un des tout premiers ouvrages lyriques à ouvrir un ordre d’idées et de sentiments plein d’avenir (1). Le maestro a saisi le goût du public français pour les grands spectacles à caractère historique mais aux connotations politiques contemporaines. Il compose, avec le pinceau d’un Füssli ou d’un Friedrich, une large fresque, pastorale et patriotique, d’un romantisme accidenté comme le relief alpin où alternent, sous un ciel menaçant, le pittoresque naïf et joyeux d’une fête villageoise et le sublime de la montagne sous des lumières d’orage. À l’horizon de cette partition ambitieuse et novatrice se profile, porté par un vent de liberté, le premier printemps des peuples européens à l’aube du XIXe siècle.

Ne surestimons pas l’engagement du compositeur. Rossini n’a rien d’un carbonaro. Il fait partie de l’establishment. Par un habile jeu de bascule, après avoir donné des gages aux autorités (Le Voyage à Reims), voici qu’il en offre aux libéraux. Un an presque jour pour jour avant les Trois Glorieuses dont l’onde de choc va ébranler la stabilité des empires d’un bout à l’autre du continent, quel flair ! La Suisse ne reste pas étrangère à cette fermentation, dès les premiers jours de 1830, les troubles débouchent sur de profondes réformes constitutionnelles. Guillaume Tell a fait mouche. La même année, un ouvrage lyrique du compositeur François Aubert met le feu aux poudres à Bruxelles, l’insurrection conduit à l’indépendance de la Belgique. Formidable, la puissance des mots. Magique, le pouvoir de la musique. Infinie, l’aspiration à la liberté !

 

Un opéra renouvelé

Inspiré par la pièce de Schiller, Rossini ressuscite le héros moyenâgeux, son arbalète et ses flèches contre l’oppresseur autrichien. Le patibulaire gouverneur Gessler sera incarné par la basse Cyril Rovery, confronté à Alexandre Duhamel dans le rôle-titre que le baryton endossera pour la première fois. Deux voix graves à la déclamation puissante s’opposeront dans un face-à-face amplifié par les masses chorales de chaque camp. L’inclination amoureuse entre le fougueux Arnold — en l’occurrence Enea Scala (2), champion expérimenté dans cette attribution surnommée pour sa difficulté « le tombeau des ténors » — et la tendre Mathilde — la soprano Angélique Boudeville dont la prise de rôle présage de la plus délicate des romances Sombres forêts, acte II — verra son idylle contrariée car les deux jeunes gens, comme Roméo et Juliette, appartiennent aux partis opposés. Ils parviendront néanmoins à tempérer l’exaltation générale avec la parenthèse mélancolique de quelques duos les yeux dans les yeux. Les intrigues politiques et sentimentales culmineront à l’acte III, dans la scène iconique de la pomme. Action radicale et tranchante, figure-type du nœud gordien ; là se place l’unique air que Rossini accorde à Guillaume Tell auquel répond l’écho pathétique du violoncelle. Les moyens musicaux engagés rompent avec le bel canto et les cadres formels de l’opéra italien que Rossini avait pourtant contribué à forger. Les scènes d’ensemble, les chœurs et les danses solidement articulés inaugurent d’une nouvelle architecture, brillante et populaire, aux climats fortement contrastés, à l’image de la célébrissime ouverture dont les pages se comptent certainement parmi les plus illustres du compositeur. À la baguette, Michele Spotti rendra compte de cette gémination paradoxale du « Grand Opéra à la française » et du maestro italien.

Réalisme spectaculaire, couleur locale, style troubadour et audaces scénographiques destinées à impressionner le public… Que faire aujourd’hui de l’héritage théâtral et chorégraphique de cette sensibilité naissante à l’orée du siècle romantique ? Les solutions sont multiples et généralement n’ont pas pour principe la fidélité aux modèles décoratifs de l’époque ; c’est un euphémisme. La dernière en date(3) des réalisations françaises inoculait à l’ouvrage de Rossini les référents caustiques d’Orange mécanique avec son répertoire iconographique percutant et une colorimétrie parfaitement ajustée. À leur tour, les options esthétiques et dramatiques du metteur en scène Louis Désiré et la vision plastique du décorateur-costumier Diego Méndez-Casariego seront décisives pour l’identité de la nouvelle production phocéenne. Quoi qu’il en soit, une émotion intense viendra de part et d’autre couronner les retrouvailles de l’Opéra de Marseille avec son public.

 

Roland Yvanez

 

Guillaume Tell de Gioachino Rossini : les 12, 15, 17 et 20/10 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 11 10 / https://opera.marseille.fr/

 


LE MYSTÈRE ROSSINI

Pourquoi diable Rossini, au comble de la gloire et en pleine possession de ses moyens,  cesse-t-il d’écrire des opéras après Guillaume Tell ? La question est sur toutes les lèvres. Osons un parallèle. Pourquoi Orphée s’est-il retourné avant de franchir le seuil, condamnant ainsi Eurydice à la mort éternelle au moment de la sauver ? Insinuant vertige de l’échec. Ses mélodies avaient pourtant le rythme de la vie et un tel pouvoir de séduction… Cela restera un mystère orphique.

 

 

Notes
  1. Ce n’est pas la première incursion du compositeur dans l’univers romantique. Comme nous avions pu le constater, lors de la saison 2018, avec La Dame du lac d’une magnifique veine ossianique.[]
  2. Nous aurons l’occasion d’écouter à nouveau Enea Scala dans Armida, l’opera seria de Rossini donné en version concertante pour la première fois à Marseille. Une opportunité de constater l’étendue de la palette stylistique du compositeur qui emprunte ici à un thème baroque par excellence (La Jérusalem délivrée du Tasse) et les aptitudes expressives du ténor à s’y accommoder.[]
  3. Opéra de Lyon, octobre 2019, mise en scène Tobias Kratzer[]