L’entretien | Hadrien Bels
À l’occasion de la lecture musicale de son premier roman, Cinq dans tes yeux, on a pris des nouvelles d’Hadrien Bels, ancien pigiste de Ventilo devenu, bien qu’il s’en défende, un écrivain qui compte dans le sérail littéraire hexagonal.
Un chien lui tourne autour dans le café de « venants » où nous avons convenu de nous retrouver. « – Tu le connais ? – Ah ah, non ! Il est peut-être venu me soutenir ! », se marre-t-il d’entrée.
Hadrien se dit « cramé » et ses « petits yeux » ne le contredisent pas : la tournée — ou plutôt le marathon — promo de Tibi la blanche vient de s’achever. À n’en pas douter, ce deuxième roman, dans lequel il nous plonge dans le Dakar d’aujourd’hui sur les traces de trois amis qui attendent avec fébrilité les résultats du bac, consacre Hadrien comme un écrivain à part entière. Un écrivain de la ville, dont la plume, alerte et imagée, pour ne pas dire cinématographique, nous immerge dans une mosaïque bouillonnante de sensations et vibrante de sentiments.
Mais c’est avec son premier roman autobiographique, Cinq dans tes yeux, magnifique déclaration d’amour à la cité phocéenne, cette ville qui lui « colle aux doigts comme un gâteau tunisien », qu’Hadrien revient sur le devant de l’actualité culturelle marseillaise. Avec Nassim, lui aussi un ancien pensionnaire de Ventilo, il va bientôt donner une lecture musicale performée de cet opus qui lui a valu, en 2020, un joli succès, plus que mérité, autant critique que public. Et à une semaine de l’événement, le stress monte…
Tu viens d’achever la promo de Tibi la blanche, tu es en train d’adapter Cinq dans tes yeux pour le cinéma… Où en es-tu aujourd’hui ? Te considères-tu comme un écrivain ?
On ne se considère jamais comme un écrivain. Surtout que je n’ai écrit que deux livres !
En tout cas, la sortie de Tibi m’a secoué ! En France, on est obsédé par le premier roman, qui est souvent autobiographique et qui te forge une image. Et pour Tibi, je sors de Marseille, je me mets un peu en danger. Les artistes marseillais, généralement, ils restent à Marseille. Guédiguian, à part Mitterrand, Bamako et l’Arménie, il a tout fait à Marseille !
Et puis avec Tibi, j’ai découvert un sacré monde aussi ; le milieu littéraire, c’est fou ! J’ai fait tous les festivals littéraires… sauf Oh les beaux jours à Marseille. C’est une dinguerie : ils font des rencontres à la Vieille Charité, c’est là où j’ai grandi, où ma mère a bossé, et ils ne m’invitent pas…
On t’a connu vidéaste (pour des mariages, des clips…), mais il semblerait que tu aies laissé tomber l’image pour te consacrer uniquement à l’écrit…
En fait, je préfère l’écrit parce que c’est un sport individuel. Ça ne veut pas dire que le cinéma ne me plaît pas, mais la co-création, c’est éprouvant.
Cela dit, je continue à faire des vidéos, majoritairement des films pour les entreprises. Mais plus de mariage, ça te rince ! Tu commences à 9h, tu finis à 4h le lendemain à courir partout dans la ville comme un connard… Tu perds deux ans d’espérance de vie à chaque fois ! (rires)
Plus de clip non plus : pour moi, c’est pire que tout ! Je préfère encore les films d’entreprise où tu sais ce que tu as à faire. Le clip, c’est trop ambigu, tu ne sais pas pourquoi ni pour qui tu le fais… On m’a demandé de filmer un type en train de boire son jus de fruit au ralenti, tu as bobo quand tu fais ça ! (rires) Et puis les clips, ça paye mal, sauf quand les mecs sont en haut, auquel cas ils ne t’appellent pas !
Du coup, je ne bosse quasiment plus que sur des projets d’écriture. En plus du scénario de Cinq dans tes yeux que je développe avec le réalisateur Pascal Tessaud, Manuel Chiche (fondateur marseillais de la boîte de production The Jokers, ndlr) m’a aussi confié des scénarios de courts-métrages. Et puis j’ai bossé avec le FRAC, le Mucem et le Bureau des Guides. Avec Mehdi Ahoudig, et Geoffroy Mathieu, on a créé une application pour que des collégiens se déplacent entre le FRAC et le Mucem dans un parcours ponctué d’histoires d’anciens ou actuels habitants du quartier. On m’appelle pour des articles aussi.
Et cette lecture musicale avec Nassim ? D’où est venue l’idée, et comment s’est-elle concrétisée ?
C’est Librairies du Sud et la Librairie de Jouques qui ont imaginé ça au départ : ils m’avaient vu lire un chapitre du roman face caméra, ça leur avait plu et ils l’avaient montré à Nassim.
De mon côté, je venais de finir la tournée promo du livre, j’étais crevé, comme aujourd’hui ! J’avais pas envie. D’autant que c’était un délire un peu slam et moi, j’étais passé par les années slam et bon… c’était pas un truc de ouf ! (rires) Surtout quand Grand Corps Malade est passé par là, il en a remis une tartine et c’était pire ! (rires) Bref, c’est pas un truc dont je me vante.
Je les ai quand même rencontrés, par courtoisie, ainsi que Nassim. Et puis, encore par courtoisie, j’ai accepté de faire une date ! (rires)
Nassim est super cool, super efficace aussi. On a travaillé à distance : de mon côté, j’ai fait un découpage du texte pour garder à peu près quarante-cinq minutes. Je lui envoyé des extraits que j’avais lus et il a conçu un habillage sonore. Il a fait une B.O. très mixée, avec un vrai travail de Dj. Les choses se mêlent assez bien : il y a pas mal de rap des 90’s, mais pas que. Il peut mettre aussi bien du chaâbi, du Nicolas Jaar que de la Fonky Family. Finalement, tout se mélange et ça donne quelque chose de très organique.
Pour la première date, on y est allés comme ça, sans répéter. Et ça s’est super bien passé ! On a eu de la chance, et puis Nassim est très bon ! Je pense aussi que les auteurs, on les excuse plus facilement que les musiciens par exemple. Sans compter que je ne me mets pas hyper en danger non plus… Il faut être en forme, mais je peux me rater.
On a ensuite réitéré l’expérience à plusieurs reprises.
Est-ce que tu envisages de le faire pour d’autres textes ?
Non. C’est un exercice qui me plaît, mais la scène, je trouve que c’est trop d’émotions, trop de tension. Quand on écrit, c’est pour être cool, pas pour aller sur scène, même devant trois clampins ! Ce côté « représentation » me fait chier.
Je commence d’ailleurs déjà à penser à la prochaine date. En plus c’est à Marseille, y aura les copains… Il va falloir être bon !
Comment on adapte un roman ? D’autant plus Cinq dans tes yeux, qui paraît tout de même, ne serait-ce que dans sa construction, beaucoup moins cinématographique que Tibi la blanche…
Oui, Cinq dans tes yeux, c’est une chronique autobiographique, pleine de flashbacks… ce qui n’est pas très heureux en cinéma. Et puis c’est plus flottant, moins « intense » que Tibi, dont l’intrigue se déroule en une semaine.
Il a fallu donc resserrer l’action dans le temps, rendre les enjeux plus forts dans le film… Et l’histoire se passe aujourd’hui.
Pascal Tessaud, qui donne des cours de scénario à la Sorbonne, m’a bien aidé là-dessus, il connaît les ficelles pour créer des arcs narratifs, etc.
Et la B.O., tu aimerais que ce soit quoi ?
Je n’ai pas à me prononcer dessus puisque ce n’est pas moi qui vais réaliser… Mais évidemment, j’aimerais que, dans les scènes de bagnoles ou de ce genre, il y ait du rap marseillais actuel, Jul, Le Rat Luciano… Et pour l’habillage sonore, si c’était moi, je ferais appel à des potes, comme French 79 ou Kid Francescoli, des gens qui sont d’ici et qui font ça bien, qui seraient capables d’accompagner le film.
Le fait de placer les héros du film en 2018 au lieu des années 90, ça change considérablement, pour ne pas dire intégralement, le contexte social de l’histoire… La ville et le Panier se sont beaucoup transformés depuis, tu ne cesses d’ailleurs de le dire dans le roman. Comment raconter cette histoire du coup ?
Ne sois pas désobligeante, veux-tu ? Et passons à la question suivante ! (rires)
Bon… c’est vrai, mais dans Cinq dans tes yeux, il y a énormément de références aux mariages arabes, pour lesquels j’ai longtemps travaillé en tant que cameraman dans les quartiers nord, jusqu’à l’année dernière… Donc je suis resté au contact des quartiers populaires, et des jeunes, parce que de nombreux mariés avaient la vingtaine. Et puis le Panier, même s’il y a beaucoup de bobos et de touristes, a quand même des restes de quartier populaire…
Bon… j’avoue que c’est une vraie question, je vais d’ailleurs les appeler de ce pas pour tout changer ! (rires)
Le film sera sur une bande de jeunes qui trainent encore dans le quartier alors que la gentrification est déjà bien installée : y a des bars à vins, des échoppes de céramiques, des fromagers…
Dans Cinq dans tes yeux, tu dis à un moment qu’une ville trop propre te fait peur parce qu’elle cache ses névroses. Justement, Marseille semble de plus en plus cacher les siennes… Comment tu analyses cette accélération exponentielle dans la transformation de la ville et la gentrification de son centre ?
C’est une folie ! Et maintenant que c’est lancé, on ne peut plus rien faire.
C’est une ville qui a beaucoup attiré les gens pour son côté déglingué, imparfait, mal géré, comme Tanger ou Dakar par exemple. Et après, on a eu 2013 (l’année où Marseille a été Capitale européenne de la culture, ndlr), qui a amplifié l’offre culturelle et beaucoup accéléré les choses. Désormais à Marseille, il peut y avoir du boulot, sans compter qu’on peut télétravailler ; en tout cas, il y a beaucoup plus de boulot qu’à l’époque où j’étais pigiste chez Ventilo (au début des années 2000, ndlr) ! Quand on sortait la nuit, il n’y avait que des bars et des boîtes tenus par des mafieux, des restos où on te servait quatre tomates et une vinaigrette dégueulasse de chez Metro… Maintenant, regarde où on est ! (Boulevard Chave, dans un des nombreux cafés et commerces de bouche qui ont fleuri ces dernières années, ndlr). Culture avec le Mucem et le renforcement de la Friche, commerces de bouche… la ville s’est considérablement embourgeoisée ! Maintenant, quand on va au Cours Ju ou vers le Palais Longchamp le vendredi soir, on a l’impression d’être à Paris !
En novembre dernier, le Cours Julien a d’ailleurs été élu par Time Out comme le dixième quartier le plus cool de la planète…
Alors qu’il est pas cool du tout, ah ah ! Ils n’y connaissent rien ! Ils viennent passer un week-end, ils voient des graffitis, une place avec un peu d’eau qui coule et voilà. Mais ils ne savent pas ce que c’est, le Cours Julien, ils ne connaissent pas son côté électrique…
Et puis quand tu arrives le samedi soir sur le Vieux Port, tu prends ta claque quand même ! C’est un peu le monde de Narnia ! C’est « féerique » ! (rires)
Ça reste une ville très populaire, même si le fossé Nord/Sud continue sans cesse de se creuser. Et ça, c’est dramatique ! Je connaissais un peu les quartiers nord quand j’étais jeune, notamment grâce aux mariages… Dans les années 90, il y avait encore des guinguettes de quartier là-bas ! Maintenant, c’est dur, très dur ! Les Misérables (de Ladj Ly), c’est gentil à côté de ce que sont devenus les quartiers Nord ! Toute la périphérie est touchée ! Le parc Kallyste, c’est Sarajevo ! C’est une folie ! Il n’y a rien là-bas !
Il n’y a pas longtemps, j’ai été invité dans le quartier du Mirail à Toulouse, un quartier cramé. Ils ont fait venir un tramway, installé une université, une bibliothèque, eh bien ça change tout !
Il faut dire que la gestion de la ville a été catastrophique. Les gens du Printemps Marseillais ont récupéré un truc de malade ! C’est comme si tu arrivais dans un appartement en ruines et que tu devais tout refaire !
Cela dit, ils sont malins dans leur manière de communiquer. Avant, personne ne savait que les poubelles et les transports relevaient de la métropole. Ils le disent tout le temps ! Désormais, on a une conscience politique plus forte aussi, on n’incrimine plus la ville pour les poubelles.
Cette « conscience politique » n’est-elle pas aussi l’une des conséquences de gentrification ?
Évidemment ! Le Printemps Marseillais, c’est quoi ? Un alliage entre des Marseillais et des bobos. (rires) Il y a des bobos marseillais cela dit, de plus en plus… et il y en a toujours eu. Mais la conscience politique, les AMAP, les pistes cyclables, tout ce qui tient de la « civilité » ne vient pas des Marseillais.
Et on est pris dans un dilemme : l’envie de ranger notre ville alors que j’aime les poubelles qui débordent. C’est ce que j’ai dit chez Ruquier, c’est une phrase d’écrivain ! Mais est-ce que je les aime vraiment ? Ben, non… C’est une image, pour symboliser le fait que l’imaginaire est plus foisonnant dans une ville déglinguée que dans une ville trop propre. Je reviens de Bordeaux, c’est mortadelle ! On a le sentiment que dans ces villes-là, Bordeaux, Lyon, tu ne pourras jamais rien faire. Tout est calé, tout est fini : l’architecture écrasante, la bourgeoisie inaccessible… Marseille, c’est encore la ville de tous les possibles, que ce soit dans l’art, dans la fromagerie… C’est ça qui attire les gens. C’est aussi une ville où tu peux vivre chichement. Les déplacements sont faciles, le centre est petit, on peut encore acheter des appartements pour pas très cher, du moins pour les moyens des venants… C’est une ville encore abordable financièrement et qui se développe.
Tu compares Marseille à une femme…
J’ai toujours comparé, pas que la ville d’ailleurs, les rues, les agglos, à des personnages féminins. Finalement, à part « boulevard », les noms d’artères sont féminins : les rues, les avenues, les places, les impasses… Et on a très peu de boulevards à Marseille. Et ça te pousse à vivre la ville comme un personnage féminin.
Marseille, c’est vraiment la métaphore de la femme qui échappe à Stress (le héros de Cinq dans tes yeux, ndlr). C’est une belle femme que tu n’abordes pas en soirée et qui va finir avec un autre, avec un « venant ». Une femme libre aussi ! Elle fait ce qu’elle veut, et il a beau lui dire « C’est pas bien d’être avec les venants, c’est pas bien d’être avec la mafia, regarde ce que Gaudin t’a fait pendant des années… », elle lui répond « Ferme ta gueule et laisse-moi tranquille ! Je fais ma vie. » C’est la femme libre, sur laquelle tu n’as pas de prise.
Cinq dans tes yeux, c’est Stress face à sa ville. Stress, c’est un « venant » en fait. Moi, je suis un venant. Je ne suis pas un vrai marseillais.
Alors là, pas d’accord du tout !
Mes parents arrivent au Panier dans les années 70, en provenance d’Algérie, d’une noblesse désargentée. Quand ils ont fait construire au Panier, on les a fait chier ! Et même si j’étais enfant à l’époque, pour certains Marseillais, les Corses d’Endoume par exemple, je ne suis pas un « vrai » marseillais. Ils me disent : « T’y as pas l’accent. » (Il l’a un petit peu tout de même, notamment ce qu’on appelle l’affrication des plosives vélaires et dentales en position prévocalique). L’histoire de Stress, c’est ça !
N’est-ce pas plutôt un conflit social intérieur, entre un milieu familial intellectuel et des « mauvaises fréquentations » ?
Oui, aussi. C’est ce qu’on retrouvera d’ailleurs beaucoup dans le film.
Ça ressemble à notre rencontre ! Tu as débarqué à la rédaction en Golf GTI, les cheveux gominés, très jeune mais déjà père… en déclarant que tu allais écrire sur l’opéra !
J’étais un truc un peu bizarre, ouais ! (rires)
Tu es un écrivain de la ville, mais aussi un écrivain de l’adolescence. Ces thèmes sont-ils liés ?
Complètement ! L’adolescence, c’est le moment de la vie où tu restes dans les rues, sur les places, où tu occupes l’espace urbain. Un ado, il a pas de fric, donc il fait chier les gens sur les paliers de porte, il traine sur les places… En tout cas, mon adolescence ressemblait à ça : occuper les rues pour fumer des joints ou faire des conneries.
Maintenant, je ne prends plus de bières avec mes potes pour aller trainer sur une place, à moins d’aller jouer aux boules ! (rires)
Je suis un citadin, ça ne veut pas dire que je n’écrirai pas un jour sur la campagne. J’ai toujours vécu en ville. La ville, c’est plein de symboles, de sensations, de sons, de lumières, de rumeurs, de musiques…
J’adore parler des villes. Et puis, on en revient à l’écriture cinématographique : la première scène de Tibi, c’est un travelling. On n’est jamais arrêté dans mes bouquins, on est toujours dans le mouvement, et la ville permet plus ce mouvement que la campagne.
Propos recueillis par Cynthia Cucchi
Cinq dans tes yeux, remix : le 15/12 à l’Éolienne (5 rue Méolan, 1er).
Rens. : www.leolienne-marseille.fr
Dans les bacs : Tibi la blanche (éd. L’Iconoclaste)