identités remarquables / ateliers de l'euroméditerranée Marseille Provence 2013
Dans les petits papiers…
Au départ, l’intention de livrer dans ces pages deux portraits en parallèle d’artistes participant aux Ateliers de l’Euroméditerranée 2013 s’avérait singulière et brouillonne. Elle devient évidente et lisible quand Anne-James Chaton et Gilles Desplanques laissent parler leurs petits papiers, voués à devenir grands.
… d’Anne-James Chaton, Mister Chance
« L’aventurier en quête de nouveaux mondes », comme Anne-James Chaton se définit lui-même, se trouve à l’heure actuelle en train d’explorer d’autres contrées, d’épeler de nouveaux univers. Celui de la Maison de l’Avocat, avec lequel sa liaison artistique vient de commencer (pour une résidence jusqu’en juin 2014), lui est inconnu, ou du moins semblable à « ce que peut véhiculer le sens commun » : l’artistique et le juridique ne se fréquentent pas a priori. Pourtant, Anne-James Chaton aime les étiquettes. Certes, pas celles que l’on colle facilement aux disciplines, aux professions ou aux personnes, mais celles qui vous grattent en bas de la nuque ou sur les hanches, celles que vous collez frénétiquement sur vos skates et vos véhicules, sur les rambardes de sécurité ou encore, pour les anciens ou les plus appliqués, sur les albums Panini… Portraits, le projet que mène l’artiste dans le cadre de Marseille Provence 2013, se présente comme une relecture poétique de ces « écritures pauvres » (tracts promotionnels, tickets de transports, cartes de visite, etc.). Une relecture via des objets textuels, sonores, « texto-sonores » ou plastiques qu’il ne compte pas livrer uniquement aux yeux et oreilles du spectateur : « Celui qui est invité à découvrir le portrait, selon la lecture qu’il en fait, dessine lui-même la personnalité du sujet. Je ne suis pas seul responsable dans cette affaire ! »
On frissonne alors à la pensée de ce contrôle textuel, auquel chacun d’entre nous pourrait se prêter et orchestré par ce représentant de la force artistique. Quel visage offririons-nous à la découverte au fond de notre poche de ce précieux ticket de CB, élément indispensable et bien entendu manquant à notre pseudo calcul des dépenses mensuelles ? Ou encore à la vue de cette carte de fidélité d’un magasin « Tout est pas cher » (on comprend pourquoi), où nous avions pourtant juré de ne plus mettre les pieds ? L’inquiétude d’un portrait où n’apparaîtrait que notre face vile, laide, celle d’un individu perdu dans le gouffre de la société de consommation, se profile alors. « Certes, l’homme consumériste apparaît avec force dans cette construction, mais pas seulement. Chacun d’entre nous conserve sur lui des écrits intimes, plus personnels que d’autres », précise l’artiste, qui nous invite à découvrir l’autre, son intimité textuelle, et notamment celles des hommes et des femmes sollicités par la Maison de l’Avocat. Une manière pour lui de révéler l’humanité de cette bulle professionnelle, en allant jusqu’à suivre « une jeune avocate du barreau toute une journée à l’occasion d’une procédure de comparution immédiate, de la mise en garde à vue jusqu’à l’incarcération si il y a lieu. Je crois qu’alors une autre tonalité de cet univers se dévoilera. » N’y voyons pas pour autant l’intention conceptualisée de délivrer un message : « Il peut y avoir de la politique, du social, mais il ne peut y avoir de discours dominant qui écraserait d’autres sens possibles. »
La démarche créative d’Anne-James Chaton n’est pas sans lien avec son passé d’étudiant en philosophie : la reconstruction de ces « écritures pauvres » qu’il affectionne tant rappelle à bien des égards la phénoménologie husserlienne. Autre réseau nourricier de l’homme, ses « amitiés littéraires : Bernard Heidsieck, John Giorno, Olivier Cadiot. Et les morts, Plutarque, Dante, Samuel Beckett, William Faulkner, Christophe Tarkos. Mais sont-ils vraiment morts ? (…) Les collaborations avec d’autres artistes, comme Carole Rieussec, Andy Moor du groupe The Ex, ou Carsten Nicolaï a.k.a. Alva Noto, ont eu beaucoup d’importance dans mon parcours. Le reste est affaire d’entêtement et de chance. »
De la chance, Anne-James Chaton estime en avoir beaucoup. La chance de ne pas être « une cigarette, à force d’en écraser, je me dis que cela doit être très douloureux. » Celle de ne pas être non plus « la latitude 37° 25’ 17’’ nord, longitude 141° 0’ 01’’ est » (ndlr : les coordonnées GPS du site de Fukushima) ou encore le temps, « notamment parce que c’est le dernier mot de A la recherche du temps perdu de Proust, aussi je craindrais de n’être que très rarement lu, ce qui est triste pour un mot. »
Notre homme évoque encore la chance quand il s’agit de revenir sur son parcours et ses pérégrinations, sur lesquels il porte un regard satisfait : « J’ai la chance qu’à la plupart de mes projets, qu’il s’agisse de livre, de CD, de performances ou de pièces plastiques, soit donnée la possibilité, grâce au soutien d’une institution, d’une galerie, d’un éditeur, que sais-je encore, de rencontrer des publics. Cette résidence au sein de la Maison de l’Avocat en est une fameuse illustration ! Les œuvres circulent, indépendamment des désirs des artistes, et rencontrent des publics à chaque fois singuliers. (…) Je crois aux situations et à la plurivocité qu’elles portent en elles. »
… de Gilles Desplanques, joueur des villes
L’homme venu du froid de Lille pour des cieux beaucoup plus cléments et les Beaux-Arts nous invite à l’art du pliage de papiers pour mieux comprendre son projet de Pop Up House et sa résidence au Club Immobilier de Marseille Provence, qu’il estime être « un monde qui en ouvre d’autres. » Rendez-vous est pris dans la cour intérieure de la galerie-librairie Histoire de l’Œil, qu’il a fondée avec Nadia Champesme en 2005. L’atelier d’origami, ou plus précisément de kirigami — technique intégrant à l’art du pliage japonais celle de la découpe utilisée par l’artiste — n’ayant pas lieu (à notre grande déception), la rencontre ne s’en avérera que plus riche.
L’ambition artistique de Gilles Desplanques tient en quelques mots : se confronter à la matière, « l’in vivo », et aux lieux, « l’in situ ». La future Pop Up House commence à se dessiner en 2007, alors que l’artiste est en résidence chez Astérides. Dans l’atelier de la Friche de la Belle de Mai, il découpe et plie un mur de placo pour en faire une forme simple, un cube. Rapidement, « l’envie de passer à l’échelle architecturale » se fait sentir. Les possibles se dévoilent, l’opportunité de sa résidence actuelle dans le cadre des Ateliers de l’Euroméditerranée voit le jour, tout comme la tentation trop grande « de jouer de la ville comme on joue d’un bout de papier ». L’aire de jeux marseillaise représente pour l’artiste « une envie folle d’en découdre et de créer ». De cet élan naîtra pour Marseille Provence 2013 cette Pop Up House, un projet d’origami architectural : « par le pliage et le découpage de la façade de l’immeuble, l’artiste propose de créer un habitat minimal et symbolique accroché à celle-ci. Tel un parasite se nourrissant de la matière d’un hôte, la Pop Up House surgit hors de l’immeuble, retournant sa peau comme une orange. »
A la manière d’un Buster Keaton qu’il érige en modèle, Gilles Desplanques rêve de ces architectures extraordinaires, de ce déconstructivisme avant l’heure admirablement incarnés par la maison en kit de One Week. Malgré l’onirisme et la bouleversante absurdité du maître, gageons que le projet « euroméditerranéen » de l’artiste connaîtra quant à lui un dénouement pérenne. Esthète, plus que prophète, Gilles Desplanques « exploite et fait entrer en collision les deux symboles de l’architecture moderne. En effet, c’est à partir du modèle des grands ensembles d’habitation collective ou de bureaux qu’apparaît, par découpage et pliage de sa façade, une maison individuelle archétypale (de la cabane du jardin à la maison résidentielle préfabriquée). »
Le fond prend malgré tout le pas sur la forme avec subtilité, et l’artiste de citer Francis Alÿs : « Parfois faire quelque chose de poétique peut devenir politique et parfois faire quelque chose de politique peut devenir poétique. » Pointer l’incongruité, l’absurdité, le motive. « Jeter cette cabane dans la ville, c’est un peu jeter un pavé… dans l’immeuble. » Brouiller les pistes, dépasser la ligne, se mettre en danger permet avant tout pour lui de densifier l’œuvre et d’apporter aux regards extérieurs une énergie supplémentaire. Le terme Pop Up « désigne usuellement le travail de pliage du papier, mais aussi les fenêtres intrusives qui apparaissent à notre insu ou non devant nos interfaces d’ordinateur. » Cet hybride se nourrissant de la matière et son hôte (l’immeuble) « vont l’un et l’autre gagner dans cette collision. »
En résumé, son travail, semblable à celui d’un chirurgien œuvrant au scalpel, vient démanteler l’anatomie architecturale. Il se nourrit de ses maîtres en prenant comme référence les coupes de bâtiments de Gordon Matta-Clark. Gilles Desplanques ? Un artiste avisé au regard aiguisé.
Texte : Christelle Giudicelli
Photo Anne-James Chaton : Andy Moor
Photo Gilles Desplanques : DR
Anne-James Chaton en résidence à La Maison de l’Avocat.
Rens. aj.chaton.free.fr
Gilles Desplanques en résidence avec le Club Immobilier Marseille Provence.
Rens. www.gillesdesplanques.com