Identités Remarquables | Rara Woulib
Hackers vaillants
Remontons la rue, remontons le temps, et mettons quelques repères sur ces drôles d’oiseaux qui apparaissent un peu partout, ceux qu’on surnomme « les Rara », ces hackers de la rue…
C’est en 2002 que Julien Marchaisseau, alors ingénieur en bâtiment et passionné de tambours, part en Haïti. Là, il découvre les guédés, des rites mystérieux entre animisme et religion chrétienne, autrefois pratiqués par les esclaves qui contournaient ainsi l’autorité coloniale. Ces fêtes grandioses où se côtoient zombies, tambours et possédés, résonnent alors tout particulièrement en Julien, avec le sentiment qu’il y a là quelque chose d’universel et d’intime, une certaine profondeur qui ne lui fait pas peur, et qui bien au contraire l’intrigue. Se dessinent alors les premiers contours d’un projet, mais craignant « l’imposture du blanc, de celui qui a les moyens », il se rapproche de Guy Régis Jr et de sa compagnie Nous Théâtre, et découvre le travail en rue, « presque par nécessité : là-bas, il n’y a pas de salles de répétition, on travaille dans les espaces qu’on se crée, et donc c’est souvent celui de l’espace public. »
Après quelques années, il rentre en France, à Marseille, qu’il choisit comme terre d’accueil. Et s’y fait rapidement adopter. Il rassemble alors quelques fous de musique au Train en Marche, qu’il embarque avec lui autour du rara haïtien. Le rara, c’est une musique paysanne, qui se joue dans le péristyle des temples pendant le rite de possession, où, par la danse, la transe et les tambours, on va célébrer ensemble. Et si Julien le ramène en France, c’est qu’il voit « dans les possessions l’équivalent de nos pulsions, et dans le rite la possibilité de soigner tout à la fois l’individu et le collectif. »
Dès lors, la question du rituel reviendra toujours dans le travail de la troupe qu’il monte. En 2009, immergé dans le milieu afro-caribéen, il rassemble travailleurs sociaux et cuisiniers, trompettes en métal et tubes de bambou, pour créer une forme déambulatoire inspirée du guédé dans laquelle, à l’instar d’un chœur antique et sans virtuosité prérequise, chacun ne joue qu’une seule note : c’est l’ensemble qui fera l’effet. La performance ne rencontre alors pas l’intérêt des professionnels : ils sont trop nombreux (dix-neuf musiciens !), trop méconnus. Mais loin de les décourager, cette appréhension de la part des pros les fait réfléchir. Et de se poser la si juste question : « Que défend-on, au juste, quand on se lance dans une aventure artistique si elle n’est pas aussi humaine ? »
Alors, en 2011/2012, faisant fi de tout ou presque, ils créent à plusieurs Deblozaï (« désordre », en haïtien), et la ville entière devient leur terrain de jeu. Ils donnent rendez-vous par SMS, par réseaux, font naître la rumeur, utilisent toutes les failles du système de coordination des services de voirie, récupèrent les clés de parcs municipaux, et organisent des finals grandioses sur les toits du Parc Longchamp ou au Pavillon de Partage des Eaux aux Chutes-Lavie. Ils piratent la rue, ou plus exactement, ils la « hackent ». Ils bluffent auprès des riverains et de la police, bloquent des rues, réunissent 300 à 400 personnes pour des déambulations mystérieuses ou en grande pompe. Christine Breton, conservatrice du patrimoine culturel ô combien précieuse aux Marseillais, les suit. Tout cela scelle une aura sur la compagnie. Et quand Pierre Sauvageot les découvre, tout se déclenche : Lieux Publics les prend sous son aile, leur permet de s’intégrer aux réseaux européens des arts de la rue, et c’est alors parti pour une belle tournée.
Paradoxalement, après l’euphorie, revient l’angoisse de la tension créatrice. Ils se lancent alors à corps perdu dans les zones les plus abandonnées de la ville, les HLM, ces zones à la lisière de qui, plus dynamiques scénographiquement, emmènent les habitants d’une ville à poser un autre regard en leur faisant changer de repères, en prenant parfois tout simplement un sens interdit.
Si le théâtre des Rara Woulib n’est pas intellectuel, il ne relève cependant pas de l’animation pour autant. Le tragique, le choix des chants sacrés opéré par Alexandra Satger et le travail sur le chœur sont au cœur du projet. « On travaille un vocabulaire commun, où chaque individu pourra s’épanouir dans le cadre fixé par le groupe », explique Julien, le regard clair et précis.
Trois ans plus tard, Rara Woulib crée Bizangos, qui prend pour motif la violence du groupe. L’actualité les rattrape, on est en 2015, les attentats se multiplient. Ils réadaptent des morceaux du texte Cassandre de Christa Wolf. On y traque une femme. Le public est amené à poursuivre cette femme dont on ne prononce jamais le nom, et ne saura jamais pourquoi. La déambulation est décalée, des tableaux oniriques apparaissent, se succèdent en fonction du terrain. « Il s’agit pour nous de ne surtout pas donner des codes de lecture préétablis », poursuit Julien. Et de mettre de la magie, a-t-on envie de rajouter…
Aujourd’hui, les Rara Woulib, une trentaine de personnes en leur sein, poursuivent les projets qui ne se ressemblent pas, explorent les marches et les rapports au public dans une ambition constante : celle de la convivialité, en créant des rituels où les gens se retrouvent et prennent du plaisir à l’expérience de leurs savoir-faire aujourd’hui confirmés. Faisant de la relation à l’autre le clé de voûte de leur aventure artistique, qu’ils veulent « avant tout humaine », jamais repus de questions profondes sur notre société, ils créent « des fêtes destinées à exploser l’idée d’entre-soi, en allant là où ça frotte, là où on hacke la rue. » Et décidément, celle-ci nous appartient : sonnez les carillons, leur Tentative #4 de Moun Fou est imminente !
Joanna Selvidès
Rens. : http://rarawoulib.org/fr/
Moun Fou – Tentative #4
Fous alliés
À l’origine de Moun Fou, il y avait la question du fou dans la ville, de celui qui est exclu. Cet autre qu’on évite de rencontrer. Devant la complexité du sujet, les Rara Woulib ont demandé au Festival de Marseille de procéder par « tentatives » et de leur laisser une année de recherches, en toute liberté de formes. Et de se poser les premières questions : comment fabrique-t-on cette étrangeté ? Qu’est ce qui fait qu’elle se transforme parfois en altérité — ou pas ? En mars, ils s’attachent à la figure oubliée de celui qui disparait incognito (croit-on alors), de celui qu’on enterre en fosse commune. Après une immersion minutieuse et délicate dans ce monde très particulier des vivants qui s’occupent des morts, ils convoquent les gens à un acte citoyen — car « c’est dans la citoyenneté que se trouve le sacré » — en faisant acte de présence à un rituel funéraire au Cimetière Saint Pierre. Car enfin, la question — et sa réponse — ne vont pas de soi, et valent qu’on s’y attarde : en quoi nous concerne la disparition d’un membre du corps social qui a coupé avec celui-ci ? En avril, avec la Tentative #2, ils se penchent sur ce qui fait qu’une personne devient monument. Cela se traduit par une installation sonore faite des histoires racontées par les habitants du quartier sur ce qui les reliait à Gilbert, un SDF de la Butte des Carmes pendant dix-sept ans. En mai, les Rara Woulib s’installent pendant une semaine aux Réformés, centre névralgique de la ville et créent une agora éphémère, se donnant des pistes pour savoir un peu mieux ce qu’on fabrique ensemble. En découle le quatrième et dernier temps, pour savoir qui on est ensemble — et qui on est devenu —, avec pour point d’orgue à l’opus une grande fête en errance dans Marseille le samedi 22 juin. Ce seront aussi les deux ans du Carillon, merveilleuse et inventive association solidaire qui œuvre pour les sans-abri et les plus démunis. Pour que le jeu social redevienne je(u) et nous, rendez-vous est pris.
JS
Moun Fou – Tentative #4 : rendez-vous le 22/06 à 19h à L’Éclectique (30 Cours Joseph Thierry, 1er)