Identités Remarquables | Samir M’Kirech
La vie pas à pas
Alain Platel ne choisit pas les interprètes de l’œuvre qu’il va créer mais des personnalités avec qui construire un spectacle. Chacun des danseurs de Nicht Schlafen est ainsi unique, présent sur scène autant pour ses capacités artistiques qu’en raison de son histoire. Rencontre avec l’un d’eux, le Marseillais d’adoption Samir M’Kirech, au parcours aussi atypique que sa palette de talents est grande.
Dans Nicht Schlafen, Samir M’Kirech interpelle par sa manière si particulière et puissante d’être présent sur scène. Alain Platel des Ballets C de la B ne se revendique ni chorégraphe ni danseur et incite ses artistes à venir avec lui aux conférences de presse car ce sont eux les maitres de la matière qui se trouve sur le plateau. Contrairement à la grande prêtresse Pina Bausch qu’il honore, Platel n’a pas formé la génération suivante, il a collaboré avec elle. Voilà l’une des choses que Samir M’Kirech aime chez Platel, en dehors du fait qu’il est unique et tellement humain. Et s’il mesure sa chance d’être dans son dernier spectacle, il ignore sûrement ce que le pudique Platel dit de lui : « Samir a cette capacité, pas toujours évidente chez un danseur, d’arriver à s’exprimer sur son vécu sur le plateau. J’ai beaucoup appris avec lui, c’était très stimulant. »
Si Samir pense que la danse n’est pas sa vie mais son métier et qu’il pourrait l’arrêter pour faire du cinéma, dont il rêve (de préférence avec Audiard ou Kechiche), ou vendre des fringues de luxe (ce qu’il a déjà fait à Marseille), il est clair que la passion représente toute son existence. Il suffit de l’entendre parler de la danse, non pas de façon encyclopédique mais plutôt en conteur qui narre l’histoire d’une famille où se croisent les générations et les filiations, les classiques et les modernes, et où le contemporain lorgne du côté d’autres disciplines. Ce qui enthousiasme Samir, c’est justement la danse-théâtre, même s’il aime aussi savourer la beauté d’une pièce de Jiří Kylián ou de William Forsythe.
La Grande Fugue d’Anne Teresa De Keersmaeker, vu en terminale littéraire, sera le déclic de son avenir de danseur. Une évidence. Il se heurte pourtant au refus de son père, ouvrier qui préférait le temps où son fils voulait être avocat international. Samir le prend comme une chance, porté ainsi par le désir de lui prouver que sa passion nouvelle est viable. Ses parents, malgré leurs origines modestes, ont toujours fait en sorte qu’il ait le meilleur. Samir fait de même. Il vise haut et ne s’économise pas. Avec le soutien indéfectible mais intransigeant de sa mère, il s’inscrit au Conservatoire de Rouen, puis part à New York pendant trois ans faire ses classes à la Martha Graham Dance School.
Malgré le charme de la Grosse Pomme, il ne se retrouve pas dans les processus de création qu’on lui offre là-bas ; seule la chorégraphe Andrea Miller (Gallim Dance Company) le tenterait. Mais il a trop envie de bouger, de faire de la recherche, de sortir d’une danse moderne américaine déjà trop classique. Direction le Ballet Junior à Genève, sous la direction artistique de Sean Wood et Patrice Delay.
Pour son premier contrat, il intègre la compagnie londonienne de Lloyd Newson, DV8 Physical Theatre, qui s’affranchit des frontières entre théâtre, danse, vidéo et documentaire. Lorsqu’il doute, veut rentrer, pense ne pas y arriver, sa mère est là pour lui asséner l’un de ses proverbes en forme de conduite de vie : « Un mauvais ouvrier blâme ses outils. » Il résiste et s’y épanouit.
De retour de Londres et avant son engagement dans le spectacle Robot de Blanca Li, le Rouennais de naissance cherche à se poser. L’amour s’en mêle, il file à Marseille. Il y achète un appartement, dont il vient de recevoir la taxe foncière, à la vue de laquelle il pourrait se croire riche. Il n’en est rien. Ou alors de ses quarante-cinq paires de chaussures ! « Dont quinze Nike et quatre Adidas, précise-t-il. Une drogue… Et c’est pareil avec les fringues ! Mais bon, pour ma défense, je ne fume pas. » Ce qui fait dire à l’un de ses partenaires de scène, l’hallucinant David le Borgne : « Toi et tes Nike, c’est pire que Cendrillon et ses escarpins, mon gars ! » Quand il n’est pas en tournée, il va en voisin faire ses classes le matin chez Preljocaj, dont son ami Nicalas Zemmour était l’un des danseurs. Samir est le plus serviable des copains, toujours à chercher un appartement, un bon plan pour ses potes.
Illustrant le propos en forme de résilience de Nicht Schlafen, Samir semble se servir des épreuves comme d’un moteur, pour garder un regard positif sur tout quoi qu’il arrive et toujours se dépasser. Nicht Schlafen, qui signifie « Ne pas dormir », est un titre qui le caractérise assez bien, lui qui trouve que la France manque de rage et de désir.
Pour Samir, réussir est un but, non pas pour son confort personnel, mais pour donner l’exemple, à l’instar de Tahar Rahim, Zidane ou Béjart. Ce dernier, musulman et populaire, lui servira d’ailleurs de « caution danse » auprès de son père.
Platel, qui aimait déjà sa façon de bouger, le choisira ainsi aussi pour sa personnalité. « J’ai découvert qu’il était musulman, pratiquant. Il y a plein de choses qu’il décide de faire mais d’une manière que je trouve extrêmement simple. Il représente pour moi un croyant qui nous motive à l’écouter, à dialoguer avec lui sur cette question-là. C’était super intéressant qu’il propose de porter son signe religieux (ndlr : un chapeau de prière musulman) pendant le spectacle. Cela a créé des situations étonnantes avec le groupe. » Très ouvert, Samir voudrait montrer un autre aspect de l’islam que l’amalgame terroriste.
Lors de la création, il a fait écouter à Alain Platel des textes qui l’inspiraient de Kery James et Médine, « des mecs hyper engagés dans le savoir et le vivre ensemble. C’est la force de la culture face à la culture de la force. »
Il s’en remet à Allah mais n’oublie pas sa part à accomplir. Travailleur, exigeant, enthousiaste, opiniâtre, il ne lâche rien. Comme en témoigne son acharnement à rentrer dans l’école de Béjart : « Je n ai pas la technique, mais j’ai la volonté. » Cela lui offrira quand même un bel échange avec lui, peu avant sa mort.
Samir semble vouloir se faire une bonne carte de visite avec de grands noms, peut-être une manière d’assoir une passion tardive… Il n’a commencé la danse qu’à dix-neuf ans, après avoir fait douze ans de foot et un peu de hip-hop.
Désormais, il sait ce qu’il veut : « Le plus important pour moi dans une création, c’est d’essayer de rentrer le plus rapidement possible dans la tête du chorégraphe pour pouvoir lui proposer ce qu’il veut le plus vite possible ou alors y penser avant lui. Et pour cela, j’ai besoin de l’on se fasse confiance mutuellement et que l’on veuille avancer ensemble. »
Mais rien dans son discours ne laisse filtrer le culte de soi ou l’esprit de revanche. Il veut sa place et ne cache pas son ambition ; qu’il soit un fils d’ouvrier immigrés marocains l’inscrit dans un désir d’égalité des chances, pas de réparation. De fait, il apprécie les efforts de Benjamin Millepied afin de sortir l’opéra de son carcan esthétique et national.
Samir part du principe qu’un artiste ne sert à rien s’il n’est pas engagé. Son parcours vient de là, de l’engagement des autres, de ses parents, de ses professeurs Annie Francisci et Thierry Morand qui l’ont ouvert à la culture. En ces temps de reformes scolaires, il estime crucial de souligner l’importance de ces sorties scolaires culturelles.
Il ne se considère pas artiste. Il aimerait être directeur de compagnie, mais pas chorégraphe. En attendant, il souhaiterait poursuivre sa collaboration avec Platel, qui l’a « apaisé. Il m’a appris à remettre souvent en question mes impulsions. » Samir est un sanguin.
Il a participé à des projets avec Franck Chartier de Peeping Tom (Mârouf, savetier du Caire, mis en scène par Jérôme Deschamps) et Dominique Boivin — pour Aqua ça rime (2004), qui se passait dans une piscine où il avait croisé Olivier Dubois. Trois chorégraphes chez qui il se verrait bien.
« Ma devise de vie, c’est rendre possible tout ce qui est impossible », affirme-t-il avec un sourire désarmant. Alors à lui qui ne se sent pas encore légitime dans ce secteur, nous lui souhaitons de le voir très vite sur un écran. Inch Allah !
Marie Anezin
Nicht Schlafen était présenté les 4 & 5/10 au Théâtre des Salins (Martigues), dans le cadre du festival ActOral.
Rens. : m.lesballetscdela.be/fr/