L’entretien | Maryam Kaba et Dj Pone
Figure incontournable du paysage culturel marseillais, Maryam Kaba — que l’on a vue récemment porter la flamme des J.O. sur le Vieux Port et que l’on aperçoit régulièrement sur la Corniche avec le collectif Afrovibe pour des cours de danse énergisants le dimanche matin — est artiste associée du Ballet National de Marseille. Dans le cadre du Festival de Marseille, la chorégraphe et danseuse crée Joie UltraLucide avec l’autrice et journaliste Marie Kock. Une ode à la liberté des femmes par le mouvement et à la lutte joyeuse et collective. La musique est signée Dj Pone, brillant artiste dont on ne présente plus les groupes aux univers bien distincts, de la Scred Connexion à Birdy Nam Nam en passant par les Svinkels. Nous les avons rencontrés autour d’un café, pour parler de Joie UltraLucide et de ce qui les meut.
Pour revenir sur votre parcours, vous avez le point commun (outre l’année de naissance) d’avoir commencé par la compétition : l’une en tant que gymnaste, l’autre en tant que Dj, vous avez été respectivement championne et champion de France (Maryam Kaba précise que DJ Pone a même été champion du monde). Qu’est-ce que ça raconte de vous ? Et qu’est-ce que cette expérience vous a apporté ?
Maryam Kaba : C’est clairement le chemin que j’ai trouvé petite pour me concentrer et être cadrée. J’ai cherché le cadre, parce qu’il y avait plein de choses défaillantes dans mon parcours. C’était un mécanisme de défense de chercher quelque chose de droit, dur et exigeant, où la seule chose qui compte, c’est le résultat. Ça m’a vraiment permis d’avoir un objectif et de l’atteindre sans m’éparpiller, avec un sport que j’adorais. Je ne me suis pas fait que du bien, mais je suis allée vers quelque chose qui m’a clairement empêchée de trop penser à d’autres choses peut-être pas cool… Ça m’a vraiment sauvée, la compète.
Pone : Moi, à la base, je suis ultra timide. Et je me suis jeté dans tout l’inverse de ce à quoi j’aspirais, c’est-à-dire me retrouver en compétition, devant des gens qui te jugent, un public super hargneux… J’en garde pas un très bon souvenir. Ça demandait énormément de travail pour un temps très réduit : un an de répèt’ pour six minutes de compète. Après, je crois que j’avais vraiment envie de me surpasser, et comme j’étais assez introverti, ça m’allait très bien de rester dans ma chambre et de m’entraîner tout le temps. Et ça m’a apporté de la rigueur. C’était comme un combat contre quelque chose dont je ne m’imaginais pas capable, et pourtant, j’avais ce côté « ça va faire mal, mais on va y aller ». Et puis ça m’a réussi, c’est de là que tout part.
Depuis, vous avez toujours une activité très dense. Même si ça reste respectivement dans la danse et la musique, vous avez tous les deux cette curiosité d’aller explorer plusieurs univers… et de vous retrouver sur le spectacle vivant.
Maryam Kaba : C’est de la curiosité en effet… et je m’ennuie très vite. Pas parce que les gens m’ennuient, mais parce que je passe d’un truc à un autre, j’adore toucher à tout. Parfois à trop de choses, et clairement ça épuise. Mais comme je veux absolument aller au bout des choses… il y a un côté un peu obsessionnel. J’ai eu la GRS pour la rigueur, et il y a toujours eu ce côté danses afro-descendantes à la maison, parce que mon père est ivoirien. J’ai toujours dansé à la maison ou quand j’allais chez lui en vacances. C’était pas quelque chose qu’on faisait professionnellement, c’était vraiment un loisir. Donc je me suis définie comme danseuse professionnelle très tard, voire il y a très peu de temps avec le Ballet National de Marseille.
Avant ça, Afrovibe est né (un concept qui mélange danse et fitness, qu’elle a co-créé il y a à peu près dix ans, ndrl). Et après, c’est plutôt ce concept-là et le sport qui m’ont emmenée dans des endroits différents : le carnaval à Rio, la direction artistique sur scène, la chorégraphie… Je me suis laissée porter et j’ai accepté des propositions. Même si parfois, j’avais un peu le syndrome de l’imposteur, je me suis toujours dit « Si on te propose, tente, même si ça foire ou que c’est pas ta place, t’apprendras toujours »… Jusqu’à mes choix de villes aussi : tenter Afrovibe à Marseille, taper à la porte des studios et surtout, faire danser plein de gens, peu importe d’où ils viennent, et après jusqu’au Ballet National, ils m’ont appelée aussi pour les cours collectifs, les actions avec les publics… Les institutions développent ça et moi j’avais déjà commencé à le faire avec les asso.
Pone : Pour moi aussi, c’est de la curiosité, et dans la culture hip-hop, dans laquelle j’ai grandi, j’ai toujours eu des mentors. J’ai toujours été entouré de mecs avec dix ou quinze ans de plus que moi, avec une énorme culture, et ça m’a tout de suite ouvert à pleins de styles musicaux différents, à la soul, au punk, à l’électro… Et puis j’ai grandi à Meaux dans le 77 où il y avait un truc de melting-pot culturel : les skateurs traînaient avec des cailleras qui traînaient avec des graffeurs, certains étaient issus de la scène rockabilly, d’autres de la scène hip-hop… J’ai baigné avec tous ces gens de différents âges, différentes cultures, différents pays. Quand j’ai commencé à me développer, j’ai toujours trouvé un lien dans tout ce que je faisais en fait. Pour moi, le lien avec les Svinkels a été le même qu’avec Scred Connexion. Tu vois les deux, tu te dis « Y a deux mondes » et pourtant, il y avait une intelligence d’écriture et de conviction dans ce qu’ils faisaient. Et, en fait, à chaque fois que j’ai rencontré des gens, c’était un peu comme ça. Maryam, elle va faire danser plein de gens d’horizons différents et ben moi, c’est un peu pareil.
Maryam, tu as créé Joie UltraLucide avec Marie Kock, autrice de Vieille Fille. Une proposition. Pina Wood vous a rejointes à la dramaturgie, et Thomas (Pone), tu as composé la musique… Quelle a été la genèse de ce projet ?
Maryam Kaba : Le Ballet National me propose une résidence de deux ans. J’écris une note d’intention. Je ponds un projet, je ne sais pas comment, qui devait sûrement être là quelque part en moi. Et donc j’avais envie de faire une pièce avec beaucoup de femmes, je n’aime pas dire « victimes de violence », parce que, en vrai, c’est juste plein de femmes et je pense que quand tu nais femme dans cette société — et encore, nous, on est privilégiées —, tu vas être victime de violence. Je parle donc d’un spectacle où on donne la parole aux femmes. Et je venais de finir le livre Vieille fille. Une proposition de Marie Kock, qui parle du patriarcat vu sous le prisme de l’amour et de la vie à deux, et de, si on n’a pas envie d’être en couple — ou même si on a envie, mais qu’on ne peut pas —, comment il y a des chemins tout tracés et que ça devient hyper compliqué si tu ne veux pas les emprunter. Et je me suis dit « C’est ça la grande violence », le couple comme injonction, en tout cas, dans ma vision du couple hétéronormé, et dont découlent plein d’autres violences. J’ai proposé à Marie de prendre des textes de son livre et qu’elle les lise sur scène. C’était ça pour moi, la genèse, créer quelque chose ensemble et qu’elle puisse lire les textes. Finalement, on a trouvé la Maison des Femmes grâce au Ballet National. Vingt femmes, et nous qui sommes au plateau toutes les deux parce qu’on voulait être au même niveau qu’elles. C’est devenu un projet hyper intime. Qui parle de toutes nos histoires, qui est une parole commune.
Et puis j’ai demandé à Thomas parce qu’il est hyper talentueux et que j’avais envie de créer cette musique avec quelqu’un que je connais et qui ferait une vraie signature. Au début, je ne voulais que des femmes dans le projet, même dans l’équipe technique. On a deux hommes finalement avec le scénographe, on les appelle « les hétéros tendres » (rires). Marie et Thomas s’entendent super bien. Pina, qui est à la dramaturgie, est fabuleuse et ça a bien tilté avec Thomas aussi. J’ai voulu travailler avec des gens talentueux et mes potes sont talentueux (Maryam Kaba, Marie Kock et Pone étant ami·es, ndlr). Et c’est pas simple, puisque ce sont de nouveaux métiers pour nous. On n’avait jamais fait de création. Marie, sur scène, elle doit lire et danser. C’est chaud… mais c’est trop bien !
Pone : J’ai accepté parce que le sujet m’intéresse et que c’était une espèce de défi. Au début, on ne savait pas trop où on pouvait aller et puis, finalement avec l’arrivée de Pina, ça a vraiment débloqué des choses. Et j’ai eu besoin de faire des propositions comme je l’entendais et de partager ce que j’avais au fond des tripes, en me disant « Si c’est cool, on continue et sinon, on arrête ». Et puis il y a eu un moment déterminant. Quand Maryam a présenté Entre mes jambes (son précédent spectacle, ndlr) il y avait juste avant une étape de création pour Joie UltraLucide, et quand j’ai vu ça, que j’ai vu les meufs, les regards, j’ai senti un truc avec tellement de force, tellement de puissance… Il fallait vraiment arriver avec un truc super fat. Et je suis très content parce que j’aimerais bien pouvoir sortir une partie des morceaux (« comme une bande originale de spectacle », précise Maryam Kaba). C’est un exercice qui me plait et que j’ai bien envie de continuer.
Est-ce qu’il y a une ouverture pour l’après, une possible tournée ?
Maryam Kaba : C’est super compliqué parce qu’il va y avoir un après qui va être très dur pour elles, parce qu’on est ensemble depuis septembre, et de façon intensive depuis janvier. Et elles ont toutes des situations différentes, il y a des primo-arrivantes, qui n’ont pas de papiers, il y a des femmes qui sont en arrêt maladie, il y en a qui sont au RSA. Là, on les rémunère pour les représentations du spectacle. Et elles voudraient bien le rejouer et nous aussi. Mais on est vingt au plateau et toute l’équipe technique en plus. Ça coûte cher pour une tournée.
On a créé des protocoles de création avec Marie et Pina pour exporter ce spectacle avec d’autres publics comme des projets de territoire. C’est-à-dire cinq semaines en résidence avec des groupes, qui peuvent être des femmes sans-abris ou en milieu carcéral, des lycéennes, des collégiennes… pour avoir la parole de toutes les femmes.
Mais on n’a pas trop envie de les lâcher, ces femmes-là, donc si c’est dans la région, je pense que c’est réalisable. Après, si vraiment les gens le veulent et sont prêts à payer, on trouve toujours une solution. On est déjà en train de préparer « l’après » avec des psychologues de la Maison des Femmes, en leur disant « Vous allez prendre une claque, bon après comme plein d’artistes qui délivrent un travail et où après il y a un peu la sensation de vide… » En tout cas, elles sont invitées à mes cours gratuits tout le temps. Elles se retrouvent aussi entre elles maintenant, donc on va quand même garder du lien.
Comment avez-vous rencontré Marseille, quels sont vos liens avec la ville, d’un point de vue artistique, entre autres ?
Marya Kaba : J’ai rencontré Marseille un peu par hasard. J’étais à Rio pendant presque quatre ans et en rentrant, c’était hors de question d’aller à Paris, j’ai donc cherché la ville « carioca » de France. Je connaissais peu Marseille, j’avais juste un super bon pressentiment, et je me suis dit que ça allait être moins un déchirement de partir du Brésil en m’installant à Marseille. J’adore ce côté multiethnique. Et puis la mer, les calanques, la lumière, le côté « ville de plage ». Je m’y suis sentie bien tout de suite, j’aurais dû naître ici, en fait… je suis née au mauvais endroit (rires). Et ça me rappelle aussi les codes du village, j’aime bien que les commerces ferment entre midi et deux, même si ça arrive de moins en moins… Et surtout, j’ai été super bien accueillie, et cette ville vibrait bien pour moi. Je pense qu’elle peut vibrer super mal pour d’autres gens. Rio, c’est pareil. Marseille, c’’est une ville qui peut être très difficile aussi… J’ai un pote musicien qui m’a dit « Toi, la ville elle t’a vraiment embrassée » (elle le dit en portugais puis en français, ndlr) et elle embrasse pas tout le monde, parfois elle te gifle ! Et je pense que le socle est là, la maison, c’est hyper important. Ici, j’ai vraiment trouvé mon endroit. Ça fait sept ans. Et c’était du boulot, je n’ai pas lâché l’affaire. En arrivant, j’ai contacté tous les profs de danse pour qu’on se rencontre. J’ai continué pendant le covid, en me disant la désobéissance citoyenne va bien se passer. Et ici, les gens se lâchent, autant dans la danse que la fête avec le collectif Maraboutage.
Pone : Moi, ça fait un an. Mon rapport à Marseille est particulier puisqu’à l’époque de Birdy Nam Nam, c’est la première ville qui nous a adoptés quand on a joué à Marsatac (en 2005, ndlr). Je me souviens, on arrive dans un hangar, y avait B.O.S.S et JoeyStarr qui jouaient à côté, nous on arrive, les gens ne nous connaissent pas vraiment, on est qu’avec des vinyles, on a même pas d’ingé’ son, on arrive tous les quatre. Quand on joue, c’est blindé et on retourne le truc. Et là, Marseille fait *onomatopée de quelque chose qui se propulse ou qui s’aimante* sur Birdy Nam Nam… Et après, dès qu’on arrive à Marseille, c’est complet tout le temps, les gens sont en furie, et même avant Paris, Marseille est la première ville qui nous a vraiment portés, il y a eu une fidélité immédiate. Après, je suis venu plein de fois aussi avec les Svinkels, avec Cut Killer… Là, j’ai vécu à Barcelone pendant presque trois ans. Il a fallu que je parte et Marseille, c’était la ville qui ressemblait à Barcelone, et j’y pensais depuis un moment. Avant, Marseille était un peu critiquée, comme s’il y avait quelque chose de sclérosé en termes de culture, alors que je trouve que culturellement, c’est hyper riche, et qu’il y a une énorme énergie dans les soirées et les collectifs. Marseille, c’est une identité très forte, c’est un tempérament, c’est une façon de parler. Ça tue et il y a quand même des codes à respecter. Ça prendra le temps que ça va prendre, mais il y a beaucoup de bienveillance et c’est agréable d’arriver ici, je trouve.
Et à votre endroit, vous avez une approche libératrice dans votre art, dans la danse et la musique, et militante aussi…
Pone : J’ai un militantisme discret, par les groupes avec qui j’étais comme la Scred Connexion, les Svinkels à leur niveau… et c’est la première fois cette année que je mixe pas pour l’événement en hommage à Clément Méric, mort il y a onze ans. Et là, si j’avais des cheveux, j’aurais mis un chouchou, comme Maryam (qui porte un chouchou fabriqué à partir du tissu d’un keffieh, ndlr).
Maryam Kaba : C’est Albahr Studio, elle a créé sa marque de chouchous et elle fait cette petite collection. J’ai aucun problème en le portant à Marseille. Ce week-end, on va à Paris, je sais que ça va être compliqué. Mais ils vont peut-être croire que c’est un madras nouvelle génération… À Marseille, j’ai vu l’évolution depuis sept ans. J’ai jamais eu de problème, je fais un mètre 1m80, je suis noire, j’ai une énorme afro, personne ne vient m’emmerder. Mais j’ai des copines qui ont eu des gros problèmes d’agression. Je pense que ça évolue vachement et je dis pas qu’il n’y a pas de scission, mais la revendication est permise ici. Toute la communauté queer, racisée, LGBT se positionne, mais c’est pas facile, on est quand même dans une ville bien marquée, méditerranéenne… dans des cultures sexistes ou super homophobes. Et je suis contente parce que je vois que ça change. Il y a Ballroom Marseille maintenant… Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un espace pour dire tes idées. Il y a un côté hyper traditionnel et conservateur, en fonction de la culture, et d’un autre côté, tout est possible, c’est le bordel…
Pone : C’est vrai qu’ici parfois, la réalité dépasse la fiction, une fois j’ai vu quatre mecs sur un vélo, avec une échelle, vraiment !
Maryam Kaba : C’est système D, y a toujours moyen en fait…
Pone : En tout cas, je comprends mes potes marseillais que je connais depuis longtemps, des gens comme Dj Djel, je comprends l’amour qu’ils ont pour leur ville.
Joie UltraLucide affiche complet, mais vous pourrez retrouver par ailleurs Maryam Kaba à la Cité des Arts de la Rue le 15 juin à l’occasion de l »événement Bouge ! pour un Afrovibe XXL, ouvert aux petits et grands, avec une soirée Maraboutage et Dj Pone aux platines. Il sera également en live le 25 juin au Palais Longchamp, en accès libre dans le cadre des Apéros du Kiosque organisés par le Makeda. Maryam Kaba a eu quant à elle la bonne nouvelle d’être prolongée d’un an en tant qu’artiste associée du Ballet National de Marseille, jusqu’en août 2025 : « On va faire un putain de carnaval marseillais et on va ramener un peu Rio ici, mais Made in Marseille », s’enthousiasme la chorégraphe, vai !
Propos recueillis par Lucie Drouot
Joie UltraLucide, dans le cadre du Festival de Marseille : les 22 & et 23/06 au Ballet National de Marseille (20 boulevard Gabès, 8e). Rens. : www.festivaldemarseille.com/fr/joie-ultralucide
Bouge ! : le 15/06 à la Cité des Arts de la Rue (225 avenue Ibrahim Ali, 15e).
Rens. : www.lieuxpublics.com/fr/agenda/bouge