Massilia Sound System © Marcel Tessier-Caune

L’entretien | Massilia Sound System

Le collectif emblématique fête ses quarante ans d’activisme avec un album, des rééditions et une tournée dont le point d’orgue pourrait être ce concert gratuit donné sur le Vieux-Port. Au-delà de cette actu, il nous était évident de donner une dernière fois la parole à ces furieux défenseurs du vivre ensemble, à l’heure où le pays bascule dans l’inconnu. Rencontre avec Jali, au nom des siens, au nom des autres, et avec la manière…

 

Première question : comment allez-vous ?

Ça va bien. On fête quarante ans de carrière ininterrompue, sans jamais s’être arrêtés. Au début, il nous a fallu cinq ans pour obtenir un statut d’intermittents du spectacle, et puis il y avait peu de tourneurs… C’est à partir de 1987/1988, avec la naissance du mouvement alternatif, que de petites structures se sont créées pour gagner en autonomie. Par nécessité : on a compris ça tout de suite. Et on a galéré… J’en parle parce que si le RN passe, il voudra faire sauter tout ça. Or, sans intermittents du spectacle, sans ce système qui crée des milliers d’emplois et représente 60 milliards d’euros dans le PIB, la culture en France ne serait pas la même. Monsieur Bardella, vous êtes un irresponsable et une grosse *****.

 

Après toutes ces années, comment définirais-tu « l’esprit Massilia » ?

Notre mission, c’est simplement de monter sur scène et rendre les gens heureux. De leur faire profiter de cette énergie commune. Les gens viennent nous voir pour pratiquer ensemble une sorte de rituel… Nous faisons les choses à l’instinct depuis quarante ans, avec le cœur, et sommes traversés depuis tout jeunes par les mouvements libertaires post-68 : notre proposition est une société équilibrée, ouverte et plaisante à vivre. Nous sommes le fruit musical du message d’amour de Bob Marley, qui était neuf car adressé à l’humain en général, mais aussi de l’arrivée un peu plus tard du reggae digital, qui nous a fait le même effet que le punk : il fallait que ce soit cheap, accessible à tous.

 

De votre volonté de vous ancrer dans un territoire local mais ouvert sur le monde, le groupe s’est choisi un nom sans utiliser le mot Marseille. Massilia, c’est un idéal ?

C’est Tatou qui a trouvé le nom : Massilia est un terme latin et remonte aux origines de la ville. Dès le départ, Tatou a inclus la langue provençale dans le groupe car il la pratiquait. C’est plus tard que l’on a théorisé l’usage de l’occitan, en ouvrant ainsi le discours vers le monde — grâce à la rencontre avec Claude Sicre (Fabulous Trobadors), qui avait digéré la pensée de Félix Castan. On a tout de suite été séduits par la conviction de Castan : la France est un pays merveilleux, fondamental, mais dont le problème est le centralisme. Et le centralisme de l’État français est responsable de la situation que l’on vit aujourd’hui avec la percée du RN. Quand un pays dit, sur ses fondations, qu’il faut un peuple, une culture, une langue… il ferme toutes les portes ! Comment s’étonner ensuite qu’il y ait en France une quasi-majorité de xénophobes ? C’est un repli. Castan l’a expliqué dans ses livres, mais il a été boudé par les élites. Avec le Massilia, nous avons relayé sa pensée. Toute notre rhétorique vient de cette erreur fondamentale de l’État français, qui pénalise tout le travail qui a été fait au nom des Lumières. Ça a brillé fort, mais ce n’est plus qu’une lueur lointaine…

 

Vous représentez l’identité très singulière de Marseille, cosmopolite, rebelle, méridionale… et êtes parvenus à trouver votre public bien au-delà de ce périmètre. Comment l’expliques-tu ?

Parce que nous avons eu le courage d’aborder la question de l’identité, comme personne ne le faisait… sauf le Front National. Nous avons le seul discours valable face au RN. Et c’est Castan qui nous en a livré les clefs : « Il n’y a d’identité que choisie. » Il n’y a PAS de « droit du sol » : tu n’as pas fait exprès de naître ici ! Comment veux-tu avoir la reconnaissance des cultures importées si ce pays ne sait pas lui-même reconnaître ses cultures autochtones ? Ces identités régionales, ses dialectes ? Avec le Massilia, nous nous servons de l’occitan pour affirmer que les gens qui sont venus à Marseille, de tous temps, n’ont pas été intégrés par la culture française — mais par la culture occitane et provençale. Et c’est un constat qui vaut pour toutes les régions de France, car ce sont elles qui t’intègrent, avec leurs pratiques ! C’est pour ça que nous sommes compris partout… Être Marseillais, ça s’invente au quotidien : il y a une base, et il y a celle que l’on construit ensemble… Avec le temps, nos fans ont saisi l’essence de ce que nous disons. Avec prétention, je dirais qu’on a réussi ce qu’on voulait faire dès le départ : devenir des chanteurs folkloriques. De faire comme les troubadours, et voir tes chansons être chantées par les gens bien après ta mort.

 

Qui pourrait prendre la relève du Massilia Sound System à l’avenir ?

Personne ! Le Massilia est inimitable, unique et in-reproductible.

 

Votre tournée passe à Marseille le 19 juillet pour un concert gratuit sur le Vieux-Port… Avez-vous prévu des surprises ?

Il y aura nos collègues de Chichi & Banane en ouverture : ils sont savoureux car Chichi te raconte une histoire pendant que Banane l’accompagne au banjo et lui répond… C’est de la poésie totale, qui s’inscrit dans nos valeurs de simplicité, d’honnêteté, de bienveillance… Et puis on a aussi invité Demi-Portion, un rapper talentueux de Sète…

 

En 1997, vous chantiez Ma ville est malade… En juin 2024, l’est-elle encore ?

C’est même pire ! J’ai écrit cette chanson bien avant, d’ailleurs… Le repère est simple : c’était pour les élections régionales où le FN avait fait 28 % à Marseille. C’était énorme par rapport au reste du pays… En l’écrivant, et parce que nous autres Marseillais exagérons toujours, peut-être était-ce juste un coup d’exagération… sauf que non : c’était grave, un virus que l’on a collé à toute la France. Si je voulais être vraiment sombre, je dirais ceci : pendant combien de temps, pour évoquer le FN et sa progression, les médias ont-ils parlé de Marseille et de Toulon comme bases des fachos et des voyous ? C’est peut-être ce qui nous a donné la force de nous accrocher. À partir de là, les chansons du Massilia ont prit un autre élan : il fallait s’insurger, s’attaquer aux racines de ces idées.

 

Nous vivons un moment décisif dans l’histoire de notre pays. Comment en est-on arrivés là ?

Mon sentiment est que, Ok, il y a un ras-le-bol. Il y en a eu régulièrement, mais celui-là se cristallise autour de choses qui relèvent du marketing politique, dont les moyens sont désormais illimités grâce aux réseaux sociaux. Des millions d’euros sont dépensés pour faire des millions de vues. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de fond ! Ni Marine Le Pen ni Bardella ne croient en ce qu’ils racontent : ce n’est que de la rhétorique électorale, ils n’ont PAS d’idées. On va voir maintenant si les autres en face font barrage : à droite comme à gauche, on n’a que des rigolos. Or la politique… c’est sérieux. Et ça ne se passe pas qu’à l’intérieur du pays aujourd’hui : tu as affaire à des Trump, des Poutine, des Xi Jinping… Il faut avoir des épaules pour aller parler à ces vieilles noix ! Bref : à force de faire peur aux gens, de les abrutir, ils subissent leur propre connerie et votent RN. C’est le résultat d’un découragement face à des élites qui ne les comprennent pas, et surtout, qui ne leur proposent pas d’aventure : on s’emmerde en France. Il n’y a pas de projet commun.

 

Quels que soient les résultats du scrutin, comment vois-tu la suite ? Et comment résister ?

Le pays sera ingouvernable pendant un certain temps. S’il y a majorité relative, Macron va choisir le gouvernement qui l’intéresse, mais ça va bagarrer… Rien ne changera vraiment, et les choses vont même empirer dans certains domaines, notamment budgétaire. Avec le Massilia, nous allons continuer à faire ce que nous avons toujours fait : porter une parole apaisée et structurante. Ça fait quarante ans qu’on se bat contre ces cons avec nos moyens, alors pour le reste… Faites ce que vous voulez, les gars, allez foutre le oai chaque semaine à la permanence du RN ! 1789, que veux-tu que je te dise ! Et soyez forts, parce que le monde de demain sera compliqué, et m’inquiète bien plus que les turpitudes du peuple français.

 

Propos recueillis par PLX

 

À écouter : Anniversari (Manivette Records) + rééditions disponibles.

En concert le 19/07 à la Scène sur l’Eau de l’Été Marseillais (Vieux-Port, gratuit) et partout en France.