Gary Bartz © Joe Mabel

Jazz sur la Ville

Jazz à tous les étages

 

Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? En reprenant le titre de l’édition française d’un ouvrage de l’éminent sociologue et jazzman Howard S. Becker sur le répertoire des cats, il ne s’agit pas de livrer une analyse scientifique de Jazz sur la Ville, mais bien de questionner la neuvième édition de l’évènement.

 

La majorité des concerts se concentre dans la métropole marseillaise, certains auront lieu à… Nice, cependant que l’extension septentrionale atteindra Forcalquier (les Caves à Lulu, beau lieu dédié aux expérimentations artistiques). On comprendrait que les migrations pendulaires du public puissent intégrer Saint-Maximin (encore s’agit-il ici de programmations dans un collège, entre autres de l’excellent Buggy Trio), Salon-de-Provence (IMPF oblige) ou Aix évidemment (avec ce nouveau lieu à la programmation ambitieuse, le Petit Duc)… Mais quid de l’absence des réseaux (absence de l’AJMI d’Avignon), autrement plus porteurs des valeurs émancipatrices du jazz qu’un hypothétique territoire ? Des expériences spécifiquement phocéennes du jazz sont absentes de l’affiche : où sont le Rouge Belle de Mai, le Jam et le Roll Studio ? Lieux peu institutionnels, certes, mais où se nouent des contacts d’exception entre musiciens et publics, à l’occasion de concerts mais aussi de scènes ouvertes, dans une dialectique de la tradition et de l’innovation qu’avaient bien décelée Michel Samson et Gilles Suzanne dans A fond de cale, un siècle de jazz à Marseille (Wildproject, 2011).
On relèvera avec plaisir les implications du réseau des bibliothèques municipales de Marseille, tant en termes de conférences que de concerts (le sax scatteur fou Daniel Huck à Bonneveine), avec une extension vers un nouvel espace de débat artistique, le Non-Lieu, où l’on pourra voyager, entre autres, dans l’univers jazz et mafieux de Toulouse par une lecture théâtralisée de l’excellent polar de Michel Boujut, La Vie de MarieThérèse qui bifurqua quand sa passion pour le jazz prit une forme excessive. Et comme l’on est en Occitanie, on ne manquera pas le vocalchimiste béarnais André Minvielle, bopper suprême, à l’Ostau dau País Marselhés, foyer de résistance à la gentrification de la Plaine.

 

New York, New York
Le Cri du Port aura l’insigne honneur de recevoir Gary Bartz : ce saxophoniste new-yorkais né en 1940 côtoya les géants (dont Miles), sans négliger une créativité débridée au carrefour des polyrythmies d’Afrique de l’Ouest, des vibrations funk de son biotope urbain et de l’héritage de Charlie Parker. Ses choix sont aussi éthiques : son jazz est une critique des processus d’aliénation à l’œuvre dans la métropolisation. Miguel Zenon, altiste new-yorkais d’origine portoricaine — ou le contraire — s’inscrit dans cette perspective d’un prolongement du bebop, ce langage jazzistique qui bouleverse les hiérarchies artistiques et sociales. A la tête d’un remarquable quartet, Identities Are Changeable, ce chantre de la créolisation devrait retourner le Moulin à Jazz par son phrasé d’exception et son sens orchestral. Inlassable collecteur des paroles de l’immigration portoricaine (rappelons que Porto Rico fut le dernier territoire colonisé par les Etats-Unis), il sait les fondre dans le creuset des notes bleues avec un humanisme sans pareil. En quartet, il les retranscrit dans un univers soulful avec des incursions carribéennes, s’inscrivant dans les tentations latines du Bird. On saura gré à nostre Raphaël Imbert d’avoir établi un pont avec la Louisiane, retrouvant notamment la somptueuse Sarah Quintana à la Mesón, pour un rappel des sources folk du jazz, autour d’une Nouvelle-Orléans loin des clichés.

 

Retour aux sources
On retrouvera au Panier, à proximité du foyer originel du jazz à Marseille, une performance plastique et musicale avec le sax irlando-phocéen Gérard Murphy et le jeune maître contrebassiste Eric Surménian, à la Grotte des Accoules… On peut leur faire confiance pour convoquer les mannes des anciens. La génération ultérieure n’est pas en reste, avec la labellisation des concerts de Kevin Norwood à Aix ou encore d’Olivier Lalauze, entre autres au Cri du Port. Ce contrebassiste, récent lauréat du Tremplin Jazz à Porquerolles, a su mobiliser les meilleurs éléments de la classe de jazz du Conservatoire d’Aix-en-Provence pour un swing des plus convainquants. Pour les accros au groove, les toujours pertinents Comparses et Sons réinvestissent leur antre de Venelles avec un plateau résolument funky (terme que l’on doit à Bessie Smith, qui l’employa dans les années vingt), alignant le trompettiste Antoine Berjeaud et un Saxmachine lorgnant vers le hip-hop poétique de Gil Scott Heron. En remontant le temps, on se délectera de la rencontre Henri Florens/Michel Perez, dont les affinités bop sublimeront l’interplay, cette télépathie propre aux cats. Quant aux JFB’s French American Allstars, c’est un rendez-vous aux sources du jazz qu’ils nous proposent, à l’Hôtel C2 : le maître aixois Jean-François Bonnel a su convoquer autour de son saxophone des représentants d’un soi-disant « vieux style », alignant notamment Chris Dawson, Charmine Michelle, ainsi que François Laudet — seul batteur hexagonal à avoir joué dans l’orchestre de Count Basie.
Ainsi, alors qu’une vague de néo-centralisme donne à nos villes les contours de métropoles pour mieux nous fondre dans le moule de la globalisation néolibérale, Jazz sur la Ville, en dépit de ses incohérences, invite à respirer les parfums des notes bleues. Véritables promesses d’émancipation.

Laurent Dussutour

 

Jazz sur la Ville : du 30/10 au 29/11 à Marseille et en PACA.
Rens. : com.jazzsurlaville@gmail.com / www.jazzsurlaville.fr

Le programme complet de Jazz sur la Ville ici