La légende du siècle
Le jazz a 100 ans. Dans notre région, c’est à l’ensemble des opérateurs de Jazz sur la Ville qu’il appartient de fêter ce siècle des notes bleues, dont la cité phocéenne fut l’un des foyers européens.
C’est souvent dans les recoins que l’on déniche les pépites d’un tel regroupement d’initiatives. Ainsi, le Non-Lieu se démarque d’un ton convenu en proposant une programmation axée sur le blues : une causerie par l’inénarrable musicologue punk zazou François Billard (oui, il faut salir le jazz), ainsi que des concerts de Joseph Antona et de Surfin K’ (seuls avec leur guitare, gageons qu’ils sauront nous faire voyager sur les rives du Mississipi des origines), et une pièce de théâtre musicalisée et comique, Nola Radio (consacrée à Big Bill Bronzy), sans oublier la prestation quasiment vaudou du pianiste-chanteur anglais Dr Savage. De blues, il sera aussi question au Cri du Port, avec un Chicago Blues Festival, électrifié donc, dans la veine des productions de Chess Records, avec des brutes de la « windy city ». Dans la famille bluesy, les cousines gospel des Como Mama’s chanteront les louanges du seigneur accompagnées par un groupe d’enfer, issu des rangs de l’écurie Daptone Records (le label de soul le plus intègre, ayant entre autres fourni des musiciens à une certaine Amy W.). Grâce soit louée à l’association Comparses & Sons de les programmer à Cabriès : la paisible bourgade se remettra-t-elle du passage incendiaire de ces trois vénérables sisters ?
Si le blues et le gospel sont des sources du jazz, et sont ainsi dignement représentés à Jazz sur la Ville, le festival n’ignore pas des tendances créolisées à d’autres sauces. Il en va de la prestation très attendue d’Alain-Jean Marie au Petit Duc à Aix : la très sympathique salle a l’honneur de recevoir un pianiste qui, par ses influences antillaises assumées, sait donner au bebop une chaleur sans pareille. Signalons aussi le passage dans ce lieu du duo chant piano Sarah Lancmann/Giovanni Mirabassi : si la chanteuse est saluée par la critique et adoubée par Quincy Jones, gageons que le pianiste emblématique de la diaspora jazz italienne installée à Paris saura lui servir l’écrin qui sied à sa voix (car en bon marxiste, il ne peut ignorer que, comme disait le Che, tout révolutionnaire est capable de grands sentiments d’amour). La créolisation sera aussi à l’œuvre pour la prestation de l’immense trompettiste néo-orléanais, qui, pour célébrer les 100 ans du jazz, annonce deux albums dans la veine de sa « stretch music » : un tourbillon de douce furie trempée dans le hip-hop et le rock, tout en gardant les codes de la Great Black Music. Las, c’est à Nice (on annonce aussi un concert à La Ciotat, mais non labellisé par le festival et malheureusement pas à la très chaleureuse salle de Jazz Convergence)…
Notre musique métisse favorite se déclinera aussi dans des versions plus européennes, voire méditerranéennes, qu’il s’agisse de la prestation au Moulin à Jazz de l’ensorcelant flûtiste Joce Mienniel, digne représentant de l’universel catalan, de la présence du trio Un Poco Loco à la Cité de la Musique, ou encore de la proposition des deux dingues de l’improvisation que sont Vincent Lajus (le violoncelliste aixois le plus allumé de la planète) et Ahmad Compaoré (le maître batteur). Dans la famille « impro », on pourra aussi retrouver Kami Octet, emmené par l’imparable guitariste Pascal Charrier, expert en assemblages disparates, toujours émouvants. Car Jazz sur la Ville fait aussi honneur aux musiciens régionaux, souvent trop discrets, comme l’impeccable guitariste Paul Pioli, l’immense trompettiste Christophe Leloil ou la somptueuse vocaliste Anna Farrow. Parmi les locaux encore : plusieurs prestations annoncées du projet (conduit d’une main de maîtresse par la divine Mariannick Saint-Céran) We Want Nina, en hommage à dame Simone (décédée à Carry-Le-Rouet dans des conditions indignes : quand la légende est rattrapée par la sordide réalité…), aligne non moins que la fine fleur de cats de la Métropole (l’organiste Lionel Dandine, le mestre gardannais de la guitare Marc Campo et Cédrick Bec, batteur flamboyant).
On ne saurait manquer de signaler le fait que deux ciné-concerts sont proposés dans la programmation : l’un plutôt pour les minots (et pour les grands enfants que nous sommes) à Cabriès, fort de trois courts-métrages (dont Le Voyage dans la Lune de Méliès), musicalisés par l’expérimentateur Ulli Wolters (saxophone, flûte, effets) et le guitariste Christophe Isselee… Et l’autre, plutôt pour les adultes, à l’Alhambra, pour une soirée consacrée à John Coltrane : avant la projection du documentaire Chasin’ Trane (2017), le saxophoniste italien Francesco Bearzatti accompagné d’un compère organiste raviveront les braises des notes bleues. Espérons que l’antifascisme assumé du premier fera déborder ses notes des murs de la salle de Saint-Henri comme un remède à la maladie brune qui ronge les quartiers nord. Car, oui, le jazz est aussi une musique éminemment politique et subversive, n’en déplaise aux bien-pensants. Et cela, qu’il s’agisse de l’exposition consacrée à Dizzy Gillespie à l’Alcazar (le trompettiste fondateur du bebop aux côtés de Charlie Parker s’était présenté à l’élection présidentielle américaine : ça fait du bien de se le rappeler en ces temps trumpiens), ou bien de la conférence de François Billard sur le musette dans ce même lieu (l’accordéon dans le jazz : tout un programme pour rappeler que cette musique sera toujours populaire), voire de l’après-midi consacrée à « Melodious » Monk (animée entre autres par l’infatigable Jacques Ponzio), toujours au même endroit (le « grand prêtre du bebop » arborait fièrement un pin’s de la France Libre sur son béret pendant la guerre)… Profondément jazz, donc.
Laurent Dussutour
Jazz sur la ville : jusqu’au 3/12 à Marseille et dans la région.
Rens. www.jazzsurlaville.fr
Le programme complet du festival Jazz sur la ville ici