Jean-Adrien Arzilier – Créoles alliées à Vidéochroniques
Copieux-collés
Couper et découper, puis recoller, accoler, rassembler, réunir et combiner… le choix des termes pour décrire le travail de Jean-Adrien Arzilier s’avère infini puisque tous expriment l’un des sens que l’on peut donner aux gestes d’un sculpteur qui décompose puis recompose des objets en leur inventant une nouvelle histoire. Un travail à la fois poétique et formel, teinté d’humour ou du moins de malice, qu’il est heureux de découvrir en ce moment à la galerie Vidéochroniques avant que ne repartent les œuvres de cet artiste inédit à Marseille.
Mai 2012. Art Press, Beaux Arts magazine et Arts magazine affichent en couverture la même peinture de Gerhard Richter dont l’exposition personnelle s’inaugure au centre Pompidou. Cette congruence des images n’échappe pas à Jean-Adrien Arzilier, qui des trois couvertures n’en fera qu’une, en les découpant en fines lamelles pour composer une seule image à la diffraction optique vibrante et saisissante, épinglant au passage l’aspect (parfois) grégaire des stratégies de communication des industries culturelles (Bbbeeettttttyyy, 2013).
Même procédé pour Kya/Kaak/Ayk (2012), réalisée à l’invitation de la galerie Fiat Panda : l’artiste découpe deux kayaks pour en (re)constituer trois, en les réduisant du nombre de centimètres nécessaires pour pouvoir être présentés sur le toit de la voiture-galerie. Le morcellement de l’objet est traité comme une image pixelisée, faisant fi des contingences fonctionnelles et techniques et transformant à peine la forme de l’objet en transposant sa bi- dimentionalité à une surface plane et non concrète.
« Ce qu’ils vont faire de nous ? C’est très simple : nous couper la tête ; puis par un procédé très ingénieux, la réduire à la grosseur d’une pomme ! »
— Tintin, dans L’Oreille Cassée (Hergé)
Tout est dans le titre de l’exposition Créoles alliées, une anagramme de l’un des albums de Tintin illustrant le geste sculptural de l’artiste à la fois par l’évocation du concept de « créolité » tel que le définit Édouard Glissant en un syncrétisme de cultures différentes dont la réunion ouvre sur des rapprochements inespérés, et par la référence à Tintin et à l’état cassé de l’oreille de la petite statuette Arumbaya. Car si Jean-Adrien Arzilier ne casse pas, il découpe et assemble des morceaux en un ingénieux rapprochement de sens et de formes, comme les bribes d’une histoire toujours insensée. Celle du parcours de Klaus Kinski dans Fitzcarraldo sur un fleuve qui défie toute vraisemblance et dessine une ligne reproduite par l’artiste dans un métonymique tuyau d’arrosage. Ou celle des Roadmaps, quand la cartographie assigne à des zones lointaines les règles d’une science qui décrit de la même façon tous les endroits du monde, même ceux, comme le désert de Mauritanie, où l’échelle est tellement immense que l’image devient totalement surréaliste… Dans la série Environs du pôle maritime d’inaccessibilité, Jean-Adrien Arzillier isole des morceaux de globes terrestres où se trouve le point dit Nemo, c’est-à-dire l’endroit sur Terre le plus éloigné des côtes terrestres, et confère à cette collection les aspect d’objets maritimes anciens.
Le capitaine Nemo, Brian Sweeney Fitzgerald, Tintin, la figure de l’explorateur et sa panoplie (la carte, la pirogue) renvoient le spectateur à l’esthétique du voyage et de l’aventurier, des contrées exotiques véhiculées par la littérature et le cinéma dans lesquelles l’artiste trouve ses références et apporte à son travail plus qu’une explication. Les récits, fictifs ou historiques, dans lesquels s’élabore la genèse des sculptures de Jean-Adrien Arzilier, nous amènent à envisager ses œuvres autrement que comme purement formelles, relevant des préceptes greenbergiens. Au-delà du travail de la matière, et même si certaines des œuvres entretiennent des correspondances formelles et colorées avec celles des artistes de l’art concret, du suprématisme ou de De Stijl — avec des références plus ou moins explicites selon le regardeur dans les couleurs des cerceaux, des câbles électriques et dans la série Concrétion (des plaques de plâtre coulées dans lesquelles ont été déposées des craies de couleur que l’artiste découpe comme des tranches de nougat, un peu à la manière de Katja Schenker dans un dispositif moins monumental) —, ces pièces qui relèvent plus des procédés de la sculpture sont pourtant accrochées au mur comme des peintures. Elles y font en quelque sorte référence, mais utilisent les outils graphiques tout en les détournant, à l’instar des craies qui servent ici à constituer plutôt qu’à tracer. Il se trouve que, parfois chez Arzilier, la forme vient contrarier la fonction, à l’image de cette roue de diligence qui, dans un pêcher véniel de vélocité, finit par ne plus pouvoir rouler du tout ou bien mal…
Quadriller, cartographier ou découper le monde et tenter de le soustraire à un système de représentation et de quantification pour voir tout ce qui ne rentre pas dans le cadre… Le travail de Jean-Adrien Arzilier, comme l’avance le commissaire de l’exposition Édouard Monnet dans son texte, s’ouvre à une certaine forme « d’art conceptuel non orthodoxe », à une certaine famille d’artistes qui aujourd’hui empruntent à l’art conceptuel « les jeux d’esprit », mais où la non prévalence de l’idée ne l’exclut pourtant pas, où le recours à la narration, à l’histoire et au discours « humanise » les propositions. Réfutant au passage les atouts d’un art qui ne roule que pour lui-même et s’ouvrant à la sérendipité du mélange de formes et de sens pour nous concerner un peu plus encore…
Céline Ghisleri
Jean-Adrien Arzilier – Créoles alliées : jusqu’au 21/12 à Vidéochroniques (1 place de Lorette, 2e).
Rens. : www.videochroniques.org
Pour en (sa)voir plus : www.jeanadrienarzilier.com