Métalopolis, 1964 © Jean-Claude Gautrand

Jean-Claude Gautrand – Libres Expressions au Musée Réattu

À toutes épreuves

 

Photographe, journaliste et historien de la photographie, Jean-Claude Gautrand est trop peu connu du grand public. Il a pourtant joué un rôle majeur dans la reconnaissance et l’histoire de la photo en France. Et il est d’abord et avant tout un grand photographe. En témoignent ses séries puissantes et graphiques comme L’Assassinat de Baltard et Métalopolis, engagées comme Les boues rouges et Vassivière, ou intimistes et poétiques comme Le Jardin de mon père. L’exposition remarquable qui démarre au musée arlésien Réattu permet de découvrir enfin l’ampleur de son talent. Tandis que la galerie parisienne des Douches et le Musée Cantini à Marseille le mettent également à l’honneur.

 

 

Dans un cheminement presque militant, Jean-Claude Gautrand a œuvré toute sa vie pour la photographie et pour les autres. Il a été dans la première équipe des Rencontres d’Arles, membre fondateur de l’Association du Jeu de Paume à Paris, secrétaire général du prix Nadar, commissaire d’exposition dans des lieux prestigieux, journaliste et critique dans la plupart des grandes revues, auteur de monographies… Mais c’était un homme modeste qui se mettait rarement en avant. Il n’y a qu’à lire les témoignages parus dans L’Œil de la Photo à l’annonce de son décès, en septembre 2019. Celui de Bernard Plossu : « Je veux juste dire que pour ma génération, il a été “monsieur photo”, celui qui a reçu chez lui, chez eux, Josette et lui, tous les jeunes photographes. Il nous a tous aidés à commencer, on lui doit tout. (…) La passion de la photo, il l’a communiquée à tellement de gens ! Et ses photos des Halles sont les Atget du XXe siècle. » Ou celui de Jane Evelyn Atwood : « C’était un « gentleman photographer », doux et réellement gentil, avec une politesse d’autrefois, qu’on voit rarement aujourd’hui. D’un dynamisme calme, mesuré mais décidé, cet homme possédait une force silencieuse. Il a lutté pour nous tous, photographes, avec sincérité, sans en retirer aucune gloire. Ses images reflètent l’âme de l’homme qu’il était. »

En 1976, quand on lui propose de prendre la direction de la Fondation de la Photographie qui s’ouvre à Lyon, il refuse, préférant préserver sa vie simple entre son quartier populaire du 20e et la maison de ses parents à Villeparisis, et garder son travail aux PTT pour conserver sa pleine liberté d’auteur.

Dans les années 50, les photographes en France se répartissent en deux groupes : les reporters qui illustrent l’actualité et les passionnés de chambre noire qui développent leurs tirages argentiques dans des photos clubs. C’est dans un de ces photos clubs que Gautrand découvre les ouvrages du Professeur Otto Steiner, qui prône une liberté totale autant graphique que subjective. Partageant cette vision d’une photographie subjective, libérée de toute contrainte et laissant place à l’imaginaire, celle du photographe comme celle du spectateur, Gautrand fonde en 1963 le groupe Gamma, puis, quelques mois plus tard, le groupe d’avant-garde Libre Expression, qui lui permettra pendant six années de privilégier les échanges et la réflexion collective, riche et créative.

En 1964, il adhère au Club des 30 x 40, initié par Roger Doloy, dont il deviendra le vice-président ; c’est là que sont organisées les premières expositions, accueillis des photographes américains ou européens et même édités des cahiers bimensuels. « On approche des années 68, beaucoup de choses commencent à être remises en question. Ce club, j’en garde un souvenir éblouissant et marquant. » (1) « C’est dans ce club que j’ai découvert les courants de la photographie historique et moderne. Et surtout nous défendions la notion de photographie d’auteur, ce qui était peu développé à l’époque. Sans aucune subvention, il fallait se débrouiller pour financer nos activités. » (2)

 

Jean-Claude Gautrand aimait construire ses photos, les penser, rechercher un cadre, réfléchir à la lumière.

« Ainsi qu’un sculpteur taille la pierre ou façonne le métal, il structure ses compositions comme un architecte. » (3)

Fort d’une vraie démarche artistique, il sera le premier photographe français à réaliser des séries — qu’il appellera « poèmes d’images » ou « images-poèmes » —, à une époque où la photographie américaine n’est pas encore visible en France. Plutôt que des photos individuelles, ces captures d’instants qu’il compare à des mots, chaque série est, pour lui, comme une phrase ou un univers poétique qui raconte une histoire.

Sa série Le Galet (1968-69) témoigne de cette volonté de réaliser ces poèmes d’images capables d’activer l’imaginaire du spectateur. Avec Métalopolis, série réalisée en 1964, en référence au Métropolis de Fritz Lang, il transforme les travaux de construction du périphérique parisien en une œuvre graphique, presque abstraite. C’est avec certaines de ces images que Jean-Claude Gautrand sera, en 1968, le jeune lauréat du Grand Prix de la Photo organisé par le Musée Cantini et la ville de Marseille (jury composé des grands Lucien Clergue, Jean-Pierre Sudre, Édouard Boubat et Robert Doisneau).

À la même époque, alors que la presse est en grève et la télé censurée, Gautrand et ses potes des 30X40 sont les seuls à photographier les événements parisiens de mai 68, et affichent leurs clichés chaque jour dans un vieux bar de la rue Mouffetard pour les donner à voir aux Parisiens. Jusqu’au moment où… ils sont accusés de trouble à l’ordre public ! (1)

En 1972, Jean-Claude Gautrand se fera embarquer plusieurs fois par la police lorsqu’il s’introduira sans autorisation dans le chantier de destruction des Halles. Au contraire de Marco Ferreri qui utilisera ce lieu pour tourner son western décalé Touche pas à la femme blanche… On imagine la stupéfaction du jeune photographe lorsqu’il vit passer un jour un groupe d’Indiens qui couraient poursuivis par la Cavalerie au milieu de ce qui deviendra le « trou des Halles ». Après le départ du marché vers Rungis, ces Halles étaient devenues un lieu foisonnant de culture et de festivités (expos, théâtre, jazz..), et toute une génération s’était mobilisée contre leur destruction. L’Assassinat de Baltard, est « un cri de colère et, grâce aux photos puissantes de Jean-Claude, la mémoire ineffaçable de l’ineptie de leur destruction. » (4)

 

Photographie artistique certes, mais photographie qui témoigne. Et aux images s’ajouteront les écrits.

Jean-Claude Gautrand fera partie en 1970 de la toute première équipe des Rencontres d’Arles et mènera à partir de là, parallèlement à son travail photographique, une activité de journaliste et d’historien de la photographie. Le seul et unique article écrit sur les premières Rencontres sera d’ailleurs le sien, dans Photo-Revue. « Comme j’étais assez dynamique et curieux, Roger Doloy m’a proposé d’écrire dans le journal du club Jeune Photographie un compte-rendu de quelques expositions. Quand je relis mes textes, je suis frappé par leur virulence tant j’étais agacé par l’indifférence des pouvoirs publics à l’égard de la photographie. C’est ainsi, au passage, qu’a débuté ma carrière de journaliste. » (5)

Et de fait, à partir des années 80, Gautrand écrira plus qu’il ne photographiera. S’il est alors tant sollicité par des revues de photos ou des éditeurs, c’est qu’à sa connaissance de l’histoire de la photographie, s’ajoute sa mémoire phénoménale, ainsi que sa capacité d’écoute, son analyse toujours très juste, son écriture ciselée… Il écrivait si bien ! Et puis les livres, c’est une jolie trace qui reste aussi, nous a-t-il confié un jour. Des titres comme L’Assassinat de Baltard (ce ventre de Paris qu’on a frappé au cœur) ou Les Forteresses du dérisoire (ces blockhaus témoins d’une guerre atroce qui disparaissent happés par l’érosion) montrent le talent d’écrivain derrière celui de photographe.

 

Auteur de plus de vingt-cinq livres (parmi lesquels des monographies sur René-Jacques, Jean Dieuzaide, Roger Pic, Robert Doisneau, Brassaï, Willy Ronis et Eugène Atget), Jean-Claude Gautrand est aussi un de ceux qui œuvreront pour faire reconnaître la photographie en tant qu’expression artistique à part entière, ce qui est loin d’être acquis dans les années 60. Parmi ces photographes, certains deviendront de grands amis.

Avec Robert Doisneau, « nous allions faire quelques balades dans la capitale. Nous ne parlions pas trop technique mais plutôt des expositions, des rares livres qui sortaient et surtout des quartiers qui avaient sa préférence… Il était assez désabusé, ne croyant pas trop, alors, à l’avenir de la photographie. Il faut dire qu’il n’était pas encore connu comme il le deviendra par la suite (…)

Quant à Willy Ronis, nous discutions politique même si je ne partageais pas toutes ses idées (…) nous étions sur la même longueur d’onde sur les questions sociales. Puis je l’ai perdu de vue lorsqu’il s’est retiré (…) à l’Isle-sur-la-Sorgue, travaillant pour de petites revues et publicitaires provençaux. Je l’ai retrouvé, venu en spectateur incognito aux Rencontres d’Arles en 1974. Heureux de le revoir, je lui ai proposé de lui consacrer une grande interview pour le magazine Le Photographe qui a permis de le replacer dans la lumière. Plus tard, il regagnera Paris pour finir par habiter à une centaine de mètres de chez moi dans le 20e arrondissement. Nous n’allions plus nous quitter. » (5)

 

Grâce à ses interviews, ses articles, ses monographies sur des photographes, grâce à ses écrits sur l’histoire de la photographie, Gautrand fera œuvre de mémoire. Mais ses photographies elles-mêmes ont presque toutes à voir avec le temps qui passe, la mémoire, la disparition ; pour essayer de sauvegarder des instants, des paysages, des lieux industriels, des vestiges…

Mémoire des lieux : Métalopolis, L’Assassinat de Baltard ou encore Bercy, la dernière balade (le seul village du XIXe siècle rattaché à Paris, devenu un domaine dédié au commerce du vin). Mais aussi La Mine, sur ces lieux délaissés et économiquement sinistrés dans le bassin minier du Pas-de-Calais, une façon de rendre hommage à tous ceux qui y ont travaillé comme ses deux grands-pères.

Mémoire des lieux encore, et de la folie des hommes, avec Vassivière en 1995 où Gautrand nous montre le résultat d’un désastre écologique et humain avec des images d’une poésie déroutante. Ou bien Boues rouges, série réalisée en 1970, sur ce qui était déjà un massacre industriel et écologique, malheureusement toujours d’actualité. Ou juste effets de la nature comme ce pin christique foudroyé par l’orage.

Mémoire du temps ou les vestiges de la guerre, avec Les Forteresses du dérisoire (1973-1976) ou Oradour-sur-Glane (1995)

 

Et puis il y a ses photos de Paris, d’un Paris quotidien, prises au fil des années, un Paris qu’il voit changer et… des gens ! Rares sont les gens sur les photographies de Jean-Claude Gautrand. Mais même lorsqu’il n’y a pas figure humaine, ses photos n’en sont pas moins profondément humanistes parce que derrière les choses, derrière la construction ou la destruction, derrière les vestiges ou même le galet mis en scène, se lisent toujours les traces de notre humanité.

La photographie est un moyen de découvrir et de capter le monde, de transmettre un écho. On est des passeurs, disait-il.

 

Pendant toutes ces années, Gautrand restera fidèle à l’argentique et au noir et blanc ; pour lui, le noir et blanc est d’une richesse infiniment plus grande, qui garde une part de mystère et se découvre peu à peu. Il réalise lui-même ses tirages et, qu’il s’agisse de métal, de bois ou de pierre, le rendu subtil des images fait partie du processus créatif. Et pourtant, dans son dernier livre, Le jardin de mon père, Jean-Claude Gautrand nous offre ses premières images en couleurs. Lui qui rêvait plus jeune d’être artiste peintre et avait suivi quelques cours populaires de l’École du Louvre, dévoile dans ce livre comme une galerie de peintures, un livre intimiste et riche d’émotions où le photographe s’allie au temps qui passe et utilise subtilement la lumière pour faire œuvre de peintre. Car là encore, « le temps est à l’œuvre et ces natures mortes ressemblent à ces vanités, peintures d’un autre siècle. Composition et… décomposition. Juste le temps qui passe et le regard délicat et rempli d’émotion d’un grand photographe. » (6)

 

Même s’il se montrera critique sur ce que deviendront les Rencontres, Jean-Claude Gautrand leur sera fidèle, se rendant chaque début juillet à Arles. Et pour l’organisation des Rencontres ou pour l’écriture du catalogue, on le sollicitera encore pour ses archives : affiches, articles, entretiens, photos…

En juillet 2019, alors qu’il se sait malade, Jean-Claude Gautrand vernit son exposition Jean-Claude Gautrand, 50 ans d’avant-garde. Fatigué mais toujours souriant et chaleureux, il signe à tour de bras ses deux derniers livres, Itinéraire d’un photographe et Le Jardin de mon père. Il nous quittera le 23 septembre, alors que se termine cette cinquantième édition des Rencontres. Delphine Bonnet, Bernard Minier et Thierry Valencin, ses fidèles amis de la galerie Iso, mettront du temps à décrocher ses photos…

Deux autres expositions étaient d’ores et déjà programmées. L’une sur Le Jardin de mon père dans la galerie parisienne Argentic de son ami galeriste Éric Baudry. L’autre, une rétrospective d’une dizaine de séries, prévue avec Damien Bouticourt à Maupetit côté galerie, au printemps 2020 à Marseille, sera repoussée après le confinement, ce mode pause pour une partie de l’humanité résonnant étrangement avec cette réflexion sur le temps que Jean-Claude Gautrand a poursuivi dans la plupart de ses séries.

 

Cet été 2024, pas moins de trois lieux lui rendent simultanément hommage. Depuis le 30 mai et jusqu’au 13 juillet, la galerie parisienne Les Douches expose des vintages sous le titre Le Temps irrémédiable : Jean-Claude Gautrand et présente le livre Recompositions, qui vient d’être publié par Claude Nori et les éditions Contrejour. Au Musée Réattu, ce sont plus de trois cents photos issues de trente-quatre séries, dont certaines inédites, que l’on peut découvrir grâce à l’énorme travail de sélection de Josette et Brigitte Gautrand, avec la complicité et l’expertise de Philippe Gautrand. Mais aussi grâce au travail remarquable de Daniel Rouvier, directeur du musée et Conservateur en chef du patrimoine et de ses équipes. Un film, 60 ans de photographie et les 50 ans des Rencontres d’Arles, réalisé par Daniel Mézergues et Christelle Barbier, accompagne l’expo. Ainsi qu’un catalogue richement documenté. Tandis qu’à Marseille, L’(Œil) objectif, Photographies des collections de la modernité des années 30 aux années 2000, nous permet enfin de découvrir la richesse du fonds photographique du Musée Cantini, dont les photos lauréates de Jean-Claude Gautrand. Joli clin d’œil des hasards de la programmation quand on sait que cette grande expo, prévue en 2020 en même temps que l’expo de Gautrand à Maupetit, a attendu la rétrospective arlésienne pour que ces Rencontres mettent enfin pleinement à l’honneur l’itinéraire et les images de ce grand photographe.

 

Aline Memmi

 

Jean-Claude Gautrand – Libres Expressions: jusqu’au 6/10 au Musée Réattu (Arles).
Rens. : www.museereattu.arles.fr/

L’(Œil) objectif, Photographies des collections de la modernité des années 30 aux années 2000: jusqu’au 3/11 au Musée Cantini (19 rue Grignan, Marseille 6e).
Rens. : http://musee-cantini.marseille.fr/

 

 

Notes
  1. Jean-Claude Gautrand dans le journal L’Ami du 20e (décembre 2018) – Interview réalisée par Laurence Hen et Josselyne Pequignot.[][]
  2. Entretien avec Sylvie Hugues (octobre 2017), publié dans Itinéraire d’un photographe, Éditions Bourgeno, 2018.[]
  3. Anne Biroleau-Lemagny, Conservateur honoraire des bibliothèques – Préface du livre Itinéraire d’un photographe, Éditions Bourgeno, 2018.[]
  4. Jean-Benoît Zimmermann, photographe et ami de Jean-Claude Gautrand – Texte-hommage lu à ses obsèques le 30 septembre.[]
  5. Entretien avec Sylvie Hugues (octobre 2017), publié dans Itinéraire d’un photographe, Éditions Bourgeno, 2018[][]
  6. Aline Memmi, 4e de couverture, Le Jardin de mon père, de Jean-Claude Gautrand, Éditions Photo#graphie, 2019.[]