John Deneuve – Spectre normal à la Galerie du 5e
La face cachée de l’héroïne
Après les vitrines de l’été dernier, mademoiselle John Deneuve revient aux Galeries Lafayette dans le cadre du Printemps de l’Art Contemporain, pour une exposition personnelle toute en couleurs, paillettes et dérision…
Spectre normal est un titre polysémique pour une exposition qui l’est tout autant. Comme toujours dans le travail de John Deneuve, il faut savoir lire entre les lignes pour saisir toutes les nuances cachées derrières les couleurs acidulées et les paillettes qui cadrent cependant parfaitement avec le rayon enfants du cinquième étage des Galeries Lafayette. Spectre normal propage un sentiment plus corrosif que la petite bluette de la première lecture.
C’est d’abord une ambiance de fête foraine que l’artiste a souhaité donner à son exposition. Barbe à papa, pommes d’amour, sucettes géantes et cabanes à sucre : Spectre normal est effectivement une proposition sucrée comme une confiserie et légère comme de la crème fouettée… Mais les paillettes suffisent-elles à réenchanter le monde ? A bien y regarder, les œuvres de John Deneuve sont peut-être plus acides qu’il n’y paraît. L’artiste n’oublie pas qu’elle œuvre dans un espace symbolique de la société de consommation, voire d’avilissement aux lois qui la régissent (pub, médias, stratégie marketing, etc.). Mais elle ne s’y attaque pas frontalement. D’ailleurs, elle ne s’y attaque pas, tout comme elle ne milite pas, ne revendique pas, ne s’oppose pas… mais elle se méfie comme de la peste de la norme et des conventions. Sans adhérer à une quelconque contre-culture, elle préfère puiser dans la pop culture, et sa posture demeure volontairement équivoque. Une prise de distance qui lui permet de jouer avec les normes en les interrogeant, en les remettant en question, et d’utiliser en guise de réaction le vocabulaire qu’on lui connaît, celui de la fête, des flonflons, des trucs de récup et des objets étranges, à la limite des jouets pour enfants, des jouets pour chiens et des jouets pour le sexe, héritiers des sextoys de Paul McCarthy…
Dans Spectre normal, les sculptures et les installations sont des réponses plastiques à leur environnement, dialoguant avec ce no man’s land commercial, qui n’a rien d’un white cube, saturé de panneaux de sortie de secours, d’extincteurs d’incendie, de tuyaux de pompier et de gaines de climatisation en aluminium. S’ajoutent toutes les normes de sécurité avec lesquelles l’artiste doit composer, autant d’entraves dont elle a su se saisir pour en faire le sujet sous-jacent de certaines de ses pièces. Les tuyaux Cream Pipe, Red Pipe, Silver Pipe sont des redondances formelles aux organes de la machinerie de l’espace. Il est parfois difficile de retrouver les éléments propres au magasin au milieu des œuvres, à l’instar du robinet utilisé par les pompiers en cas d’incendie, perdu au milieu de six autres robinets identiques ou des quatre mannequins que l’on voit (ou pas) dès l’entrée du magasin. Humour potache pratiqué dans des costumes signés par l’artiste et Irina Koutroff, à base d’ossature d’abat-jour et autres filets de pêche… C’est que John Deneuve se fournit d’avantage chez Leroy Merlin ou dans les bazars qu’au Géant des beaux-arts. Elle possède un vrai talent pour reconnaître dans certaines breloques ou certains matériaux de construction les qualités esthétiques et plastiques d’une forme et d’une matière qu’elle ne retouchera pas. Elle travaille par assemblage de trucs qu’on finit par ne plus pouvoir nommer. Les objets, des ready-made, sont travestis par un nouveau contexte qui les rend méconnaissables. La démarche rappelle celle de Louise Lawler, qui montre dans ses photographies les œuvres d’art comme des objets ordinaires, ni plus ni moins estimables que le mobilier avec lequel elles voisinent. Ici, les objets ordinaires deviennent des œuvres qui ne sont plus indépendantes de leur situation et de leur environnement…
L’installation Stuff, qui réunit des « objets-sculptures » intrigants selon la formule de Mike Kelley, nous est proposée comme une image de Marseille. Mêlant un moule à gâteau en forme de poisson, un pouet pouet pour chien et d’étranges objets phalliques entre le hochet pour bébé et le godemiché, l’installation est un clin d’œil à la vitrine réalisée l’an passé dans le cadre du projet L’Art dans les vitrines.
Spectre normal est une carte postale de la cité phocéenne vue par John Deneuve. Derrière le soleil, la plage et les panisses, Marseille peut être aussi une ville âpre à vivre au quotidien, tout comme l’est le milieu de l’art contemporain, en proie à la censure, à l’incompréhension du grand public, à la difficulté d’en vivre et à la compétition. Pour survivre dans ces contextes, il faut au moins être une Wonder Woman, même de bazar asiatique, figure autour de laquelle l’exposition se construit. A l’image de l’héroïne de comics attaquée par des poissons et des frites marseillaises sur deux dessins pyrogravés, John Deneuve considère son évolution dans le milieu artistique comme une lutte de tous les instants, un sentiment effectivement partagé par beaucoup de ses congénères… C’est pourquoi elle arbore cette pauvre panoplie de Wonder Woman dans les deux vidéos Wonder Wall et Wonder Ladder, qui rappellent ce que certains appelaient « une brutale auto-agression » pour décrire les performances de McCarthy et d’autres expérimentations dans lesquelles le corps est mis à rude épreuve comme chez Chris Burden ou Bruce Nauman. John Deneuve pratique elle aussi cette mise en jeu d’elle-même mais sans la dramaturgie, le dépassement de ses limites et le mysticisme d’une Marina Abramovic qui jadis se jetait elle aussi contre les murs. Adepte du travestissement ridicule et des postures idiotes (voir la séance d’entraînement de Wonder Woman sur son escabeau), John Deneuve se place d’elle-même dans la case des antihéros, voire des losers comme en leur temps Bas Jan Ader ou Saverio Luccarielo, s’inscrivant dans la lignée du concept d’infamie et d’idiotie dans l’art contemporain développé par Jean-Yves Jouannais : « L’idiotie n’est pas la stupidité ni un manque d’intelligence, mais la singularité. » (1) Autrement dit, certains artistes préfèrent rater et faire preuve de mauvais goût plutôt que d’être dans le politiquement correct. Chez John Deneuve, le résultat est volontairement grotesque, proche de Buster Keaton, voire de Peter Sellers, pour ne pas dire Benny Hill. Perruque renversée sur le visage, elle se projette contre un mur et y revient irrémédiablement, obstination absurde de l’artiste qui se heurte au refus et à la critique mais se relève et repart, parce qu’il ne peut faire autrement…
Céline Ghisleri
John Deneuve – Spectre normal : jusqu’au 31/07 à la Galerie du 5e (Galeries Lafayette Saint-Ferréol, 1er).
Rens. : www.marseilleexpos.com
Pour en (sa)voir plus : www.johndeneuve.com
Notes
- L’ Idiotie : Art, vie, politique-méthode, Jean Yves Jouannais Beaux Arts Editions, septembre 2003[↩]