Les agités du local
Après avoir failli mettre la clé sous la porte, le journal bilingue provençal/français Aquò d’Aqui devrait souffler ses trente bougies l’année prochaine.
« Aquò d’Aqui, ça signifie littéralement : “Ce qui est d’ici”. En provençal, balancé un peu rapidement, ça peut signifier : “Ben, c’est comme je vous le dis”. Ce qui est pas mal pour un journal d’opinion… De plus, le fondateur André Abbe vouait une passion au Japon, et Aquò d’Aqui, finalement, ça sonne presque japonais sur le plan phonétique… » Si, au départ, il s’agissait notamment de discuter du développement de la région, en provençal et en français, Aquò d’Aqui ne s’est jamais rien interdit. Le journaliste Michel Neumuller, principal instigateur du canard, précise : « Si je dois parler d’un sujet de société, sur la gestion des eaux par exemple, je le fais en occitan, tandis si je parle du dernier disque de Moussu T e lei Jovents, je le fais en français... » Une démarche salutaire qui permet de décloisonner une langue longtemps cantonnée, par force, à l’usage domestique. Et derrière son usage, à Aquò d’Aqui d’en faire connaître les valeurs humanistes, hors des chapelles. Comme un socle qui permet au journaliste de s’attaquer à des sujets aussi divers que la (piètre) qualité des séries télé françaises, sans accents ni intérêts (en comparaison avec la production anglo-saxonne), ou aux dernières découvertes scientifiques, souvent avec un point d’accroche local, en remettant la Provence au centre du propos, ou du moins en situant le regard du journaliste en fonction de son environnement direct, de sa réalité, dans un contexte national des plus centralisés, qui plus est en matière médiatique… « De toute façon, le centre du monde, il est à Lincel, en Haute-Provence. Je ne mens pas, c’est le maire de Lincel, une commune de cent trente habitants, qui a déclaré ça, parce qu’il organisait jusque dans les années 90 une nuit du conte. Il avait raison : pourquoi serait-on allé à Paris puisque le festival ne s’y déroulait pas ? » En multipliant les expériences (La Marseillaise, Econostrum, L’Agriculteur Provençal, Sud Infos…), Michel Neumuller est donc un journaliste, un vrai, dans tous les sens du terme. De ceux qui font honneur à leur corps professionnel, qui multiplient les centres d’intérêt tout en restant spécialisés, discrets et observateurs, appareil photo en main, savoir-faire en poche, bien loin des formatages. Même si le constat est amer : « Le journaliste aujourd’hui, c’est un dégun, il ne compte plus. Tout le monde peut s’instituer journaliste, il suffit d’être sur Facebook. La rumeur remplace allègrement les informations vérifiées, les enquêtes à charge remplacent complètement la nécessaire recherche d’opinions contradictoires. Le problème, c’est qu’une bonne démocratie a besoin, entre autres, de juges indépendants et de journalistes qui bossent. Pourquoi est-ce que l’on voterait des lois si tout le monde peut s’improviser juge et justicier ? Le journaliste, c’est un peu pareil. Les gens n’ont pas forcément besoin d’être pris par la main pour qu’on leur montre ce qu’est leur réalité, mais par contre, rendre compte de la réalité des autres, c’est quand même intéressant, et cela permet de favoriser l’intégrité... »
Après avoir frôlé la fermeture au printemps dernier, et lancé un appel à l’abonnement, le mensuel est toujours en position critique, mais la volonté est toujours là, mieux encore : une nouvelle formule papier devrait voir le jour en novembre ou décembre. Nouveau format, nouveau départ ? Cela sans oublier le site Internet, mis à jour régulièrement.
« En Provence, il y a une tension entre des gens qui ont une vision patrimoniale, identitaire, et conservée dans la naphtaline de la culture provençale, et les autres, comme nous, qui disons que l’important c’est de rester nous-mêmes, avec cette langue qui nous permet d’exprimer des choses comme aucune autre. L’originalité, elle est là. » Et en matière d’originalité, Aquò d’Aqui s’impose comme une référence.
Jordan Saïsset
Rens. : www.aquodaqui.info