Katia Kameli – Elle a allumé le vif du passé au FRAC PACA
À la recherche du temps perdu
À l’occasion de la Saison Africa2020 et de son Focus Femmes, le FRAC invite la commissaire Eva Barois De Caevel, qui invite l’artiste Katia Kameli. Cette invitation gigogne, à l’image de l’œuvre déployée sur les deux grands plateaux du FRAC, offre à l’artiste la première présentation en France de sa trilogie Roman algérien. Katia Kameli poursuit ici son travail de recherche et d’écriture où l’Histoire, l’historiographie et les histoires personnelles s’entremêlent, à l’heure où certains s’élèvent contre l’écriture de notre histoire coloniale enfin assumée.
« Ne faut-il pas commencer par distinguer l’archive de ce à quoi on la réduit trop souvent, notamment l’expérience de la mémoire et le retour à l’origine, mais aussi l’archaïque et l’archéologique, le souvenir ou la fouille, bref la recherche du temps perdu ? »
— Jacques Derrida (1)
On entre dans le récit de ce Roman algérien par la rue Larbi Ben M’Hidi, à Alger, où Farouk Azzoug et son fils tiennent un kiosque nomade dans lequel sont vendus tous les jours des centaines de cartes postales et de documents photographiques, ayant à la fois le statut d’archives et d’objets commerciaux pittoresques d’un tourisme épris de l’iconographie d’une Algérie d’antan. Ce mur d’images, sorte « d’Atlas mnémosyne algérien » dit l’artiste en référence à celui d’Aby Warburg, accumule des images sur lesquelles on peut voir des publicités anciennes, des hommes politiques, des vêtements, les cheveux des femmes algériennes au vent, des symboles, des paysages et des visages qui dialoguent sous leur pochettes en plastique et racontent aux passants de la rue Larbi l’histoire de l’Algérie coloniale et postcoloniale, entre le 18e siècle et les années 80.
Héritière d’une triple histoire, celles de la France, de l’Algérie et des relations entre les deux pays, Katia Kameli interroge ce rapport aux images, résurgences du passé dans le présent, leurs (re)lectures contemporaines, et les confie à plusieurs femmes, comme Wassyla Tamzali, écrivaine et militante féministe, dont elle filme les réactions, les colères et les émotions que suscitent chez elle certaines images.
Elle s’adressera surtout à Marie-José Mondzain, spécialiste de l’iconocratie, théoricienne des images depuis plus de trente ans et héritière, elle aussi, de cette histoire franco-algérienne. Elle soumet à la philosophe le premier épisode de Roman algérien, comprenant les réactions de Wassyla Tamzali. Les temporalités et les analyses se superposent et s’entrechoquent, avec le risque d’anachronisme et de contemporanéités confondantes car, comme le souligne Marie-José Mondzain, cet épisode porte un regard omniscient puisqu’il connaît le futur d’une image qui ignore encore ce que l’histoire lui réserve.
Dans le troisième épisode, les niveaux de lecture se complexifient et se mélangent, comme les images d’archives, celles d’actualité mais aussi de fiction avec l’incursion de séquences du film d’Assia Djebar La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Dans une tentative de relier les récits historiques et le récit personnel, Marie-José Mondzain passe dans l’image et nous invite à entrer dans sa propre histoire sur les traces de son père, producteur d’images : Simon Mondschein, peintre qui côtoie dans les années 20 Modigliani et l’École de Paris. Comment se défaire des images quand ce sont celles d’un père conduit à faire le choix de l’exil, à quatorze ans, circonscrit dans le guetto de Chelm, en Pologne, pour Paris puis Alger ? La philosophe découvre le sort réservé aux œuvres de son père, « conservées » au Musée d’Alger sans numéro d’inventaire, sans le travail protecteur et rigoureux de l’archiviste, à qui l’on confie notre mémoire, notre histoire et les récits de notre histoire.
Marie-José replonge dans son passé mais vit dans le présent, à Alger ; elle assiste aux manifestationsdu Hirak, arbore le drapeau algérien devant l’objectif de la reporter-photographe Louiza Ammi. Les deux femmes commentent les images de la journaliste prises lors de la guerre civile, qui rendent compte des violences infligées aux Algériens lors de la décennie noire.
Wassyla Tamzali, Marie-José Mondzain, Louiza Ammi, Assia Djebar sont comme les poupées russes de cette œuvre d’envergure en trois volets, à la fois protagonistes et autrices des récits imbriqués d’une histoire qui nous amène jusqu’à l’ultime poupée, la plus petite, la plus jeune, Ibtissem Hattali. La slameuse clôt ce dernier chapitre en déclarant : « Aujourd’hui, le jour est venu où la femme arrachera sa liberté. »
Elle a allumé le vif du passé se poursuit au second plateau, où l’on découvre l’installation Stream of Stories, rappelant à celui qui l’ignore les porosités des influences, en l’occurrence les origines orientales des Fables de La Fontaine. À travers les textes antiques d’Inde, d’Iran et du Maroc, Katia Kameli offre la possibilité de découvrir l’intégralité des textes grâce à des fac-similés consultables réalisés à partir des ouvrages conservés à la Bibliothèque Nationale.
Céline Ghisleri
Katia Kameli – Elle a allumé le vif du passé : jusqu’au 19/09 au FRAC PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e).
Rens. : http://www.fracpaca.org/
Notes
- Mal d’Archive, Jacques Derrida, 1995[↩]