L’Entretien | Karine Fourcy
Metteure en scène, comédienne et auteure au sein de la Compagnie Traversée(s) nomade(s), Karine Fourcy est une artiste tournée vers l’autre, vers la diversité, les relations interculturelles. Collaborant avec le Théâtre La Cité depuis 2008, elle y dirige la troupe Le(s) pas comme un(s), qui accueille de jeunes gens aux origines multiples. Et les enfants continuèrent de jouer… en est la quatrième création, qui sera jouée les 28 et 29 avril prochains au Grand Plateau de la Friche la Belle de Mai. Nous revenons avec elle sur ses inspirations, son intérêt pour la jeunesse et les questions de société, autant de thématiques qui habitent son œuvre.
Pouvez-vous décrire votre rôle au sein du Théâtre La Cité ?
Je suis artiste associée au Théâtre La Cité depuis 2009. À ce moment-là, ça faisait longtemps que je travaillais dans des établissements scolaires, dans des foyers, des lieux sociaux fréquentés par les jeunes. Je souhaitais créer un espace spécifique et le théâtre avait aussi ce désir-là. Il n’y a pas de sélection, les jeunes qui en ont envie sont les bienvenus. C’est une aventure de création partagée avec des adolescents et des jeunes gens de milieux différents, de cultures différentes, des jeunes plus défavorisés. L’atelier était gratuit pour ne pas fermer de portes. La spécificité est que ce sont des aventures au long cours, souvent des expériences de trois ans. On prend ainsi le temps de travailler et d’apprendre à se connaître.
Comment écrivez-vous vos textes ?
Je propose une thématique et à partir de cela, il y a une réflexion commune. Mon travail d’écriture se fait de différentes façons. Ça peut être des improvisations, des débats, des discussions. J’enregistre puis je retranscris, je vais écrire à partir de ça. Cela peut être des entretiens individuels que je peux faire avec certains pour nourrir la réflexion, aller au plus près de cette parole. C’est le plus important. J’écris alors un texte, je le leur propose, et la distribution se fait en fonction de leurs désirs, de là où ils se sentent le plus à l’aise. On a présenté une première étape de travail lors de la Biennale des écritures du réel en mai 2022, et il y a eu un très bel accueil, beaucoup d’émotion.
Que représente justement cette Biennale des écritures du réel pour vous ?
Le travail avec la troupe a toujours été présenté au sein de la Biennale. Le fait que ça soit tous les deux ans présente des avantages car d’une part c’est un énorme travail d’organisation pour le théâtre, et d’autre part ça permet de prendre le temps avec la troupe. C’est un formidable espace de démonstration, que ce soit d’une étape de travail ou d’une écriture entière. Ça permet un premier rapport au public.
La Biennale est focalisée sur les points de vue divergents de chacun sur le monde, sur le réel. C’est quelque chose qui vous tient à cœur ?
Oui, c’est ce qu’on a en commun avec La Cité. Le travail de la compagnie est vraiment axé sur les créations partagées. Je ne prends pas un texte qui est déjà écrit, il va s’écrire sur le plateau. Je défends un espace de création et de rencontre, une écriture de la relation. On n’est pas du tout dans du témoignage, mais dans une fiction qui s’écrit à partir de l’intérieur et de l’intime. On a commencé Et les enfants continuèrent de jouer… en 2019 et je voulais vraiment travailler sur la question « c’est quoi grandir aujourd’hui dans ce monde-là ? ». Entre-temps, il y a eu le Covid, donc ça a été quand même une aventure particulière. Pendant le confinement 2020, on a continué à travailler par Zoom et j’avais convié tous les anciens de la troupe pour réfléchir sur ce qu’on vivait, parler de nos émotions, du monde qu’on avait envie de créer. J’ai enregistré ces échanges en me disant que ça allait nourrir la pièce. La dynamique de groupe a été compliquée à reconstruire, mais ensuite le groupe s’est formé, le noyau est là.
Selon vous, qu’est-ce que le théâtre peut apporter à la jeunesse ?
Tout. J’ai toujours dit que le théâtre, tout comme l’art en général, est un formidable espace de rencontre. Les jeunes de la troupe rencontrent des personnes qu’ils n’auraient jamais connues ailleurs. C’est aussi un espace de parole, de liberté. On ose être soi, se mettre à nu, exprimer sa différence. C’est une aventure de plusieurs années, donc la confiance se crée, on s’apprend les uns les autres. Au début, ce n’est pas si simple d’être sur un plateau, on ne connaît pas les gens. Je suis aussi là pour les pousser à oser.
Je pense aussi que l’art en général apporte du plaisir, de la joie, des outils sensibles et des outils critiques dans notre rapport au monde. Ces outils sont importants notamment avec des jeunes, au regard de leurs questionnements sur le monde et sur eux-mêmes.
Pour revenir sur Et les enfants continuent de jouer… pourquoi ce titre ?
Je voulais travailler sur ce que c’est de grandir dans le monde actuel. Au départ, ça s’appelait Grandir, puis un jour, en observant des enfants jouer sur la plage dans un contexte d’après confinement, donc une période qui a été très violente, je me disais qu’en fait les enfants continueront toujours de jouer quoi qu’il se passe : la guerre, l’horreur… Je pense que jouer, c’est aussi créer sa vie, et que si on ne joue pas, on est comme mort. Donc ce titre est né de ça, parce que c’est aussi avec le jeu que les enfants se développent, se construisent, et qu’ils vont comprendre le monde qui les entoure.
Comment qualifieriez-vous vos choix de mise en scène, pour cette création comme de façon générale ?
J’écris, je mets en scène et en même temps les textes bougent jusqu’au dernier moment. J’ai souvent des intuitions, une intime conviction de quelque chose. Pour ce qui est des parapluies orange, dans Et les enfants continuèrent de jouer…, je ne savais pas quoi en faire mais je savais que je voulais des parapluies orange dans cette pièce, parce que ça signifie l’envol. Il y a aussi un côté Mary Poppins. Les parapluies deviennent des battements de cœur à un moment donné. Il y a aussi d’autres choses comme des ballons. Mais personnellement, j’aime quand même beaucoup l’espace vide. Souvent, il n’y a pas vraiment de décor, et, surtout sur cette pièce-là, le fait d’être perdu comme ça au milieu du vide, c’est un peu ce que je ressens. La mise en scène se construit en écoute des personnes, des mots, des énergies, des fragilités. Je les ai questionnés par rapport à leurs émotions, leurs doutes, leurs peurs, leurs moments de révolte. On a aussi parlé d’amour, de sexualité. Ils sont imprégnés des problèmes du monde comme le climat, l’écologie, et en même temps, ils sont dans une période de questionnement intime par rapport à leur propre monde personnel. Dans la mise en scène, j’essaye de faire ce basculement en montrant qu’ils sont bien sûr impactés par ça, qu’ils peuvent être inquiets, révoltés, en colère, mais qu’ils sont aussi dans un moment qui est très original, l’adolescence. C’est un moment de changement du corps, d’hormones, de stress. Donc voilà, ça parle de tout ça, ça part du monde et ça va vers le monde intérieur. Je pense que ça parle à chacun de nous, et dans cette écriture, il y a des questions que je me pose aussi moi-même.
Le partenariat avec La Cité va donc se terminer après cette quatrième création de la troupe…
Oui, c’est pour cela que je perçois les représentations des 28 et 29 à la Friche comme un événement, une célébration des nombreux échanges avec tous ces jeunes depuis quatorze ans. C’est donc un moment qui est très particulier pour cette troupe, la fin de quelque chose, une transition, et il y a un appel qui doit être fait aux structures culturelles ou sociales pour que cet espace continue ailleurs. Quand j’ai créé la compagnie, je travaillais déjà dans des lycées et des collèges dans le but de défendre la parole de la jeunesse. C’est magnifique ce qu’on peut créer ensemble.
Propos recueillis par Lara Ghazal
Et les enfants continuèrent de jouer… : les 28 & 29/04 à la Friche La Belle de Mai, Grand Plateau (41 rue Jobin, 3e).
Rens. : www.lafriche.org / www.theatrelacite.com