L’entretien | Manu Théron, nouveau programmateur de la Cité de la Musique de Marseille
Spécialiste de la musique orale occitane et méditerranéenne, Manu Théron devient le nouveau programmateur de la Cité de la Musique de Marseille. Nourrie de ses contacts, expertises et sensibilités, la programmation de cette nouvelle saison est d’une richesse déconcertante. Rencontre.
Comment vis-tu ce nouveau rôle à la Cité de la Musique ?
Ça s’est fait progressivement ! Je m’y étais préparé. En tant que directeur artistique de la Compagnie du Lamparo, j’ai toujours eu des fonctions de « directeur de casting ». En plus de vingt-sept ans de « bourlingue » dans le monde entier avec Lo Cor de la Plana, Sirventes ou d’autres projets, j’ai accumulé un très grand nombre de liens et contacts.
Ce n’était pas tant pour établir une direction artistique ferme et définitive que j’ai rejoint l’équipe, que pour mettre à profit ces contacts qui ne sont pas qu’artistiques mais également avec des structures qui développent des réflexions autour de l’enseignement musical qui vont dans le sens de celles que la Cité met en place. Ainsi que d’autres structures qui mettent en relation les disciplines et les esthétiques. L’éventail de connexion est très large, ça peut être avec des anthropologues, des universitaires, des programmateurs, des musiciens qui sont dans la recherche ou uniquement dans le travail de studio, etc. J’avais envie de synthétiser ce que tous les vecteurs peuvent apporter dans le domaine artistique, et pas uniquement musical. J’ai donc rejoint l’équipe pas simplement pour la musique mais aussi pour la candidature à un dossier de Scène d’Intérêt National Art et Création auprès de la DRAC et la DGCA, afin que la Cité de la Musique devienne le premier lieu de création pour les musiques traditionnelles et du monde en France. On réfléchit à comment l’art populaire ancien, historique et patrimonial qu’est la musique traditionnelle peut aussi retrouver les arts populaires d’aujourd’hui.
La programmation de cette année est très riche. On y sent tes influences. Comment as-tu réfléchi sa construction ?
J’y ai réfléchi avec Michel Dufetel (directeur adjoint de la Cité de la Musique et programmateur du Pôle des Musiques du Monde, ndlr), et j’ai aussi répondu à quelques appels entrants. Par exemple, celui de Louise Jallu que je ne connaissais pas et que je suis allé découvrir. J’essaye aussi de construire quelque chose avec les musiciens que je connais, comme par exemple pour l’ouverture de saison avec Fantazio et Ottilie B ou Abdullah Miniawi et A Filetta ; c’était vraiment une semaine de bénédiction chamanique pour cette nouvelle activité. J’avais besoin que de fortes personnalités artistiques qui ont un sens inné de la création et de la mise en rapport avec un public d’une musique ou d’un contenu spectaculaire avec les affres et les abîmes de l’âme humaine se chargent de cette mission d’ouverture.
J’essaye aussi de mettre les choses en rapport avec une conception de la modernité qui pour moi est fausse : ramener la modernité à l’électronique et le traditionnel aux instruments acoustiques. C’est une vision très manichéenne et presque naïve dans la façon qu’elle a de classifier : on accueille des artistes d’une modernité incroyable comme Mayalde, cette famille espagnole qui ne travaille qu’avec des arrosoirs, des ciseaux et autres instruments de ce genre pour produire des contenus bruitistes qui sont très proches de l’art brut. Je pense aussi à la proposition de Rodrigo Cuevas qu’on accueille dans un cadre très intime, qui, lui, donne une vision électro de quelque chose qui, selon moi, est beaucoup moins ancré dans la modernité. Les apparences sont trompeuses, fatigantes et lassantes… Nous allons donc essayer de les dépasser.
C’est également dans ce sens que j’ai monté le dispositif Chambres É-laboratoires où les musiciens recomposent des pièces sur le plateau, qui devient comme un studio de musique. On essaye de construire un endroit qui serait entre la chambre et le studio, où la composition n’est pas tout à fait achevée, pas non plus à ses balbutiements. La création est alors donnée à voir via différents médiums.
Je tenais également à avoir des grands maîtres mêlés à des personnalités beaucoup plus émergentes. On va par exemple avoir Djamchid Chemirani, l’un des plus grands joueurs de Zarb (percussion iranienne, ndlr) du monde, et qui n’a jamais eu de carte blanche nulle part à Marseille. Il a aujourd’hui quatre-vingt ans, et c’était très important pour moi de l’inviter. Il m’a dit « Je ne fais plus de percussion, je suis fatigué, mais je veux bien faire de la poésie persane, et ce sont mes enfants qui joueront. ». Bijan et Keyvan Chemirani aux percussions et leur sœur Maryam au chant accompagneront leur père, qui récitera du Hafiz, du Rûmî, de grands poètes persans du XIe au XIVe siècle. Autre grand maître, on accueillera André Minvielle, qui a illuminé le jazz français depuis trente ans, spécialiste des musiques du monde et d’Occitanie.
J’ai voulu aussi des projets rafraîchissants et liés à mes vrais projets de musicien, c’est-à-dire essentiellement à la vocalité. J’ai convié beaucoup de projets féminins : le trio vocal Unio, un autre qui s’appelle Samaïa. Ce que font les femmes de la vocalité dans les musiques populaires m’intéresse beaucoup ; cette recherche est opiniâtre et dure depuis les années 70. Là, ce ne sont que des groupes de jeunes femmes qui sont dans la continuation de cette recherche, qui devient une recherche sur l’expression et le dire. Quelles paroles prend-on en charge et que va-t-on se permette de recontextualiser et de libérer ? Ce ne sont pas des prises de position féministes mais c’en sont des vocales, qui ont pour cœur d’amener à la parole et au chant des discours périphériques, émargés. Le chant populaire amène une autre histoire, un différente de l’officielle. C’est celle-là qu’on veut mettre en valeur.
En émergence, on reçoit Éléonore Fourniau en solo de chant et de vielle à roue, ce vieil instrument de mendiant, ou Fanny Lasfargues en solo de basse. Il est dommage qu’elles ne soient pas révélées de façon plus éclatante au public.
On remarque d’ailleurs une grande présence, voire une prédominance d’artistes féminines à l’affiche !
Ça, c’est parce que je m’entends mieux avec les nanas qu’avec les mecs ! Du coup, j’en ai plus dans mon carnet d’adresses (rires). Je n’ai pas cherché à faire de quotas. Il me tient à cœur que toutes les excellences soient représentées sans discrimination de sexe ou même de genre sur cette scène. Ma véritable envie, c’est que l’ancrage territorial soit présent, et que les musiciens fassent parler l’endroit où ils ont décidé de travailler, des substrats qui le composent.
As-tu programmé des artistes que tu n’as pas encore découverts sur scène ?
On ne peut pas se faire une vraie opinion de ce qu’on voit sur internet. Il y a des vibrations corporelles qui ne passent pas à l’écran, et je m’en suis moi-même rendu compte en donnant des cours de chant en visio pendant le confinement. Il y a un moment où tout le corps parle et exhale une expression. Comme une onde. On rate d’ailleurs beaucoup de choses du chant dans la musique amplifiée, car certaines harmoniques ne passent pas dans un micro.
La scène est donc absolument indispensable pour ressentir l’humanité d’un discours artistique. J’ai donc vu les gens que j’ai programmés et je vais en revoir très vite.
Vas-tu intégrer à la Cité de la Musique tes compétences de formateur ?
Oui, j’aimerais créer quelques ponts à un moment. Maintenant, sont rentrés dans les pôles supérieurs de musique des enseignements qui avant n’y figuraient pas, et notamment l’enseignement du chant traditionnel, qui était l’apanage voire la possession exclusive des gens du lyrique. Je suis touché qu’enfin le monde académique commence à comprendre que ces discours artistiques sont élaborés, même s’ils ne le sont pas de façon didactique et analytiques comme les discours académiques. Ils offrent une vision et une interprétation du monde qui sont valides, car basés sur le sensible.
Propos recueillis par Lucie Ponthieux Bertram
Rens. : www.citemusique-marseille.com