L’entretien | Nicolas Misery, directeur des musées de Marseille
Depuis février 2022, le directeur des musées de Marseille Nicolas Misery s’attache à développer de nouveaux projets en prenant en considération les particularités de cette ville et de ses publics. À cette occasion et à l’approche de la réouverture du [mac], l’équipe de Ventilo a souhaité dresser le bilan de l’année et connaître les objectifs prévus pour la saison à venir.
Quels sont vos prochains axes de travail en termes de muséographie ?
Les expositions présentées par les Musées de Marseille depuis 2022 manifestent notre volonté d’innover en termes de muséographie. Un premier axe de travail consiste à accroître la dimension immersive de nos projets. Je suis convaincu que mettre en valeur une œuvre d’art et accompagner sa découverte par les publics implique d’aller d’au-delà d’une approche uniquement académique : il faut aussi privilégier le sensible et remettre l’émotion au cœur de l’expérience muséale. L’exposition Objets migrateurs. Trésors sous influences organisée au Centre de la Vieille Charité en 2022 associait ainsi des œuvres remarquables, prêtées par certains des plus grands musées dans le monde, à des créations sonores ou des cartels poétiques. C’était une façon d’inviter des créateurs à poser leur regard sur l’art, mais l’enjeu consistait surtout à soutenir et accompagner l’émerveillement que peut susciter une œuvre d’art et, ainsi, d’accroître son appropriation par le plus grand nombre. Dans un monde particulièrement troublé, notre rôle est aussi d’offrir un lieu refuge, d’émotion, de repos ou de rêve qui rend disponible à la découverte.
Nous continuerons à innover à l’occasion de l’exposition Baya. Une héroïne algérienne de l’art moderne qui ouvrira ses portes en mai 2023 au Centre de la Vieille Charité. Son parcours sera habillé totalement de sons, imaginés par des compositeurs inspirés par l’universalité de l’art de Baya. Je voudrais offrir aux visiteurs les moyens de mieux apprécier l’intérêt de cette artiste majeure pour la musique arabo-andalouse et montrer combien sa peinture s’est visuellement nourrie de cette passion. Je souhaite également que nous imaginions des cartels sonores et vidéos pour que des Marseillaises et des Marseillais nous partagent leur vision de l’art de Baya, qu’ils soient musiciens, poètes, conteurs ou simples amateurs qui sont touchés par son univers à la fois poétique et coloré. J’espère célébrer la richesse des cultures en Algérie.
Par ailleurs, la trajectoire de Baya est intrinsèquement liée à Marseille. Elle y avait des amis et son travail a été exposée au musée Cantini au début des années 1980 : un moment central pour sa carrière dont elle a gardé un souvenir important. Je souhaite donc que nos concitoyens participent à l’élaboration du parcours de l’exposition, pour poursuivre cette relation d’amitié depuis près d’un demi-siècle ! Des ateliers participatifs sont en cours. Plus nous avançons, plus la conviction qu’il faut construire pour et avec les publics est forte. C’est un point essentiel qu’il faut aussi déployer dans nos collections permanentes, pour veiller à pluralité des points de vue sur ce qui fait notre patrimoine, comme en écho au cosmopolitisme marseillais.
Un dernier axe très important concerne enfin la dimension écoresponsable de notre travail. C’est une prise de conscience globale parmi le secteur muséal et culturel : il faut veiller au remploi des matériaux, arrêter la surconsommation de bois, privilégier les circuits courts de production. Les Musées de Marseille ont été pionniers : j’ai découvert lors de ma prise de fonction que les équipes techniques conservaient presque tout et adaptaient des vitrines constamment, à chaque nouveau projet. C’est exemplaire.
Comment analysez-vous le contexte muséal à Marseille et a-t-il une spécificité ?
Le contexte muséal marseillais est exceptionnel. Seconde ville de France et capitale méditerranéenne majeure, Marseille détient l’un des plus importants réseaux patrimoniaux à l’international. Ce sont en tout quatorze musées et dix-neuf sites qui préservent une collection d’une extraordinaire qualité : elle se compose de près de 120 000 œuvres de l’Antiquité au monde contemporain. Une telle richesse — comme une ouverture universelle sur le monde dans l’espace et dans le temps — est unique.
En 2020, afin de permettre la découverte des collections permanentes à toutes et tous, la municipalité a instauré la gratuité d’accès aux collections permanentes, qui a eu un effet positif sur la fréquentation. Pour autant, cet accès libre ne suffit pas pour que tous les Marseillais se rendent et retournent dans les musées. Afin de favoriser l’accès de tous les Marseillais à la culture, les Musées de Marseille accompagnent donc ce dispositif de nombreux programmes de médiation à destination des publics les plus divers : familles, scolaires, personnes souffrant de handicap ou en situation de précarité. À l’automne dernier été inaugurée l’exposition Marseille, la belle et re-belle au Préau des Accoules. Seul musée de France destiné spécifiquement aux enfants, cet établissement a choisi pour cette occasion de se focaliser sur l’histoire de la ville, ses nombreuses beautés naturelles qui ont largement inspiré les artistes et, enfin, sur l’esprit de liberté et d’invention qui caractérise si bien Marseille ! Nous espérons le transmettre aux plus jeunes d’entre nous.
Une programmation culturelle volontairement tournée vers le spectacle vivant est également proposée à tous nos publics, et notamment dans le contexte de l’Été marseillais. Elle est le plus souvent organisée en partenariat avec des acteurs du riche écosystème culturel marseillais : Marseille Jazz des Cinq Continents, Festival de Marseille, Biennale Internationale des Arts du Cirque. Nous présentons actuellement l’exposition Tamar Hirschfeld. Grillée !, en partenariat avec le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques, imaginée dans le cadre du Festival Parallèle, pour la promotion des artistes émergents. Ces collaborations sont de vraies inspirations.
Je souhaite que nous poursuivions notre effort pour croiser les disciplines et inviter nos publics à venir au musée pour découvrir un spectacle de théâtre ou de danse, assister à un concert, une séance de cinéma ou à une lecture… C’est l’occasion de faire l’expérience de la convivialité au musée et de proposer de nouveaux regards sur notre patrimoine, au plus près de la création contemporaine.
Quelles sont les mesures concrètes que vous souhaitez prendre en termes de fréquentation du public, et d’accessibilité (public à mobilité réduite mais aussi en situation de handicap visuel ou auditif, etc.) ?
Les Musées de Marseille œuvrent à une plus grande hospitalité de leur réseau au quotidien. Cela passe par l’instauration de nombreux dispositifs innovants, par exemple le projet « une crèche, un musée », qui a récemment consisté à accueillir les enfants d’une crèche au sein du Château Borély – Musée des Arts décoratifs, de la Faïence et de la Mode, avec leurs parents et des accompagnants éducatifs : l’accès aux arts dès le plus jeune âge est important pour favoriser l’éveil des sens, et l’éducation artistique et culturelle est l’un des axes majeurs de la politique culturelle de la Ville. Plusieurs projets participatifs, co-construits avec les publics, ont également été proposés dans les musées ces derniers mois, qui permettent d’accroître la participation et l’appropriation de nos établissements par toutes et tous. La création d’une fresque collaborative au musée Cantini nous inspire des nombreux projets comparables en 2023, dans plusieurs musées et notamment dans le cadre de l’exposition Baya. Une héroïne algérienne de l’art moderne que j’évoquais à l’instant.
Nous avons également développé une action importante en faveur des personnes en situation de handicap et, ce, depuis plusieurs mois déjà. Des visites guidées olfactives ou tactiles sont proposées au sein du Musée des Beaux-arts, du Musée d’Arts Africains, Océaniens, Amérindiens ou au Musée d’Archéologie Méditerranéenne. L’ensemble des musées propose par ailleurs des visites-ateliers pour les personnes déficientes visuelles et nous développons une offre de visite en LSF. Des programmes à destination des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sont également proposés. De même, le service des publics des Musées de Marseille réalise des actions hors-les-murs au Centre d’Action Médico-Sociale Précoce (CAMSP), ainsi que des expositions au sein du réseau de l’AP-HM. Nous travaillons à des offres sur mesure avec les structures médico-sociales du territoire pour répondre au mieux à leurs besoins.
Quelle est votre stratégie de partenariat pour les prochaines expositions? Envisagez-vous de vous rapprocher des institutions en provenance du bassin méditerranéen ?
Les Musées de Marseille co-produisent la plupart de leurs expositions dans le cadre de partenariats avec d’autres grands musées français et internationaux. Chacun de nos projets bénéficie du soutien de grandes institutions prêteuses ou co-productrices, parmi lesquelles le Musée national d’art moderne, le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, le musée du Louvre, le Centre National des Arts Plastiques, l’Institut du Monde Arabe ou le Lusée national de l’histoire de l’immigration. Nos partenaires sont également nombreux à l’international : la fondation Gandhur de Genève, la Glyptothek de Munich ou le Musée des civilisations noires de Dakar, pour n’en citer que quelques-uns.
Les institutions méditerranéennes sont naturellement au cœur de notre stratégie. Le sujet de nos grandes expositions en témoigne. Je vous invite, par exemple, à découvrir l’exposition Trésors coupables – Pillages archéologiques en France et dans le bassin méditerranéen présentée actuellement au Musée d’Histoire de Marseille. Elle est l’opportunité de nombreux échanges avec des centres de recherches et des musées en Méditerranée aussi bien qu’avec les services des douanes ou de police spécialisés dans la défense du patrimoine en Italie, en Espagne au Liban ou dans les zones de conflit du Proche-Orient.
L’exposition Vieira da Silva. L’œil du labyrinthe, présentée au musée Cantini en 2022, bénéficiait d’un soutien très important de la fondation Gulbenkian de Lisbonne.
L’exposition rétrospective dédiée à Baya que j’évoquais à l’instant est une opportunité extraordinaire de coopérer avec le Musée des Beaux-Arts d’Alger, la Fondation Kamel Lazaar de Tunis ou la Dalloul Art Foundation de Beyrouth. Tous ont été sollicités pour des prêts exceptionnels et nous présenterons certains des trésors qu’ils préservent au Centre de la Vielle Charité.
Naturellement, la réouverture du [mac] – Musée d’art contemporain de Marseille sera l’occasion d’aller plus loin encore, au service de la création émergente en Méditerranée. Je souhaite que cet établissement se fasse l’écho de toute la vitalité créative de nos voisins sur l’ensemble du pourtour méditerranéen. C’est déjà le cas aujourd’hui, grâce à l’invitation que nous avons adressée à l’artiste israélienne Tamar Hirschfeld à investir les salles du Musée des Beaux-Arts. Le résultat est saisissant !
À quoi ressemble pour vous le musée du futur?
Notre mission consiste justement à l’inventer !
Répondre à cette question implique sans aucun doute de replacer le public au cœur de notre action. Le musée du futur se doit d’être un lieu du collectif où l’émerveillement, l’apprentissage, la pratique de la création par soi-même permettent à chacune et à chacun d’être acteur de sa place dans la société. Le musée doit être un lieu de réflexion sur les enjeux qui caractérisent notre monde, au contact d’œuvres qui peuvent être tout autant très anciennes qu’issues de la création la plus contemporaine. Il peut jouer un rôle dans la construction de notre société, par le biais d’un dialogue apaisé où chaque voix peut être entendue. Nous avons souhaité l’expérimenter à l’occasion de l’exposition Objets migrateurs, qui associait des regards forts différents autour des mêmes objets, en incluant aussi la voix de personnes en situation de migration à Marseille ou primo-arrivantes. Cette invitation à prendre part à nos projets était importante.
L’exposition Nan Goldin – The Other Side élaborée en partenariat avec la Pride Marseille au sein du musée Grobet-Labadié en 2022 est un autre exemple qui a permis de redire combien les personnes LGBTQIA+, qui souffrent encore de discriminations, ont joué et jouent encore un rôle fondamental dans la constitution de notre culture collective. L’exposition Ghada Amer. Sculpteure, qui a ouvert en décembre dernier dans la chapelle du Centre de la Vieille Charité, est un autre cas important : il pose le débat quant aux difficultés d’une femme artiste à mener sa carrière jusqu’à aujourd’hui.
Des projets en cours que vous souhaiteriez mettre en valeur en vue de l’année 2023 ?
J’évoquais à l’instant l’exposition dédiée à Ghada Amer, que les Musées de Marseille présenteront jusqu’au printemps, en partenariat avec le Mucem et le FRAC PACA. Son parcours en trois lieux majeurs de la culture à Marseille est inédit à ce jour. Les Musées de Marseille sont fiers d’avoir contribué à l’accueil de cette artiste majeure sur la scène internationale. Le 15 décembre a débuté une grande exposition au Musée d’Histoire de Marseille autour de l’épineuse question du pillage archéologique. Comment préserver notre patrimoine commun, menacé par la prédation économique depuis l’Antiquité mais aussi par les conflits armés aujourd’hui ? Ce projet sera visible pendant presque toute l’année 2023. À une époque où il semble essentiel de ralentir, j’ai souhaité que les durées d’exploitation des expositions soient rallongées, afin que chacun ait le temps de les découvrir à son rythme, pour aussi y revenir et imaginer des projets avec nous.
J’ai déjà parlé de l’exposition consacrée à Baya. Je voudrais aussi évoquer l’exposition Asie fantasmée. Histoires d’exotisme dans les arts décoratifs en Provence, 18e – 19e siècle, qui ouvrira ses portes en juin au Château Borély – Musée des Arts décoratifs, de la Faïence et de la Mode. Les équipes de ce musée ont mené un travail colossal pour la redécouverte, l’étude et la restauration de plus de 400 pièces issues des collections patrimoniales municipales, dont la plupart n’ont jamais été présentées au public. Toutes témoignent des très nombreuses relations entre le port de Marseille et l’Extrême-Orient, depuis plusieurs siècles. Les fruits de ces échanges commerciaux ou diplomatiques, sensibles dans la création artistique, sont passionnants. L’exposition vient de se voir attribuer le label « Exposition d’intérêt national » par le ministère de la Culture !
Dernier projet, bien-sûr, la réouverture très prochaine du [mac] – Musée d’art contemporain de Marseille… Le montage des œuvres dans les salles a débuté, après un chantier de restauration des collections absolument exemplaire. C’est un grand bonheur, que nous sommes impatients de partager avec les publics !
Propos recueillis par Laura Legeay
Rens. : musees.marseille.fr