Au premier plan, le bassin de sécurité dans l'anse d'Auguette de Naphtachimie où sont collectées les eaux de refroidissement de l'usine qui se retrouvent ensuite dans la mer © Violette Artaud

La justice enquête sur Naphtachimie après une importante pollution passée sous les radars

Naphtachimie, l’un des plus gros industriels de la région installé à Martigues, est dans le viseur de la justice. Une enquête du parquet de Marseille a été ouverte pour pollution marine à l’hydrocarbure. Les faits remontent au printemps dernier. Ils étaient presque passés inaperçus.

 

 

« Il y avait une sorte de boue qui sentait très mauvais sur nos filets et sur les poissons. Comme s’ils avaient été trempés dans de la vase », raconte à Marsactu William Tillet, premier prud’homme de pêche à Martigues. Entre avril et mai, plusieurs pêcheurs réitèrent cette mauvaise expérience à chaque fois qu’ils s’aventurent au large de la côte Bleue. « On a fini par comprendre qu’il s’agissait d’une pollution chimique. Je ne peux pas l’affirmer, mais il y a une suspicion que ça vienne de Naphtachimie. En tout cas, ça a la couleur et l’odeur du naphtalène », ajoute le pêcheur, sans trop se mouiller.

Pour la justice, le doute est beaucoup moins présent. Selon les informations de Marsactu, le pôle santé publique et environnement du parquet de Marseille a ouvert une enquête préliminaire sur cet étrange épisode de pollution. Dans le viseur se trouve précisément l’industriel basé sur la plateforme de Lavéra, à Martigues, et spécialisé dans la fabrication d’hydrocarbures. Naphtachimie, l’un des plus gros pollueurs de la région, était à deux doigts de voir l’affaire se noyer discrètement, avant que la justice ne débarque sur son site.

 

Une pollution jusqu’à quatre kilomètres des côtes

Tout commence le 13 avril. Ce jour-là, Maritima informe d’un « incident » sur le site de la joint venture de Total et Ineos. « Une canalisation d’eau de mer (utilisée pour refroidir les échangeurs) a éclaté, pour des raisons encore inconnues. L’eau s’est répandue en quantité très importante, générant une inondation sur une grande partie du site. Les bassins en contrebas, contenant de l’eau et des hydrocarbures stockés en attendant d’être envoyés en station d’épuration, ont débordé », écrivent nos confrères. Dans ce même article, la direction de Naphtachimie l’assure : « Rien n’est sorti en mer. »

Un incident minime, donc, selon l’industriel, et sans aucune conséquence. En tout cas jusqu’au mois de mai. Contactée par Marsactu, la préfecture maritime raconte une tout autre version. « Nous avons été informés début mai par la prud’homie de pêche de Martigues de quelque chose de très bizarroïde. Les filets et les poissons étaient souillés par un genre de pétrole, mais on ne voyait rien en surface, développe Dominique Dubois, chef de la division de l’action de l’État en mer à la préfecture maritime de la Méditerranée. C’est la première fois qu’on était confrontés à ce type de situation. C’était très curieux : normalement, les hydrocarbures laissent au moins une sorte d’irisation sur l’eau. Là, il n’y avait rien. » La pollution est profonde. Les pêcheurs trouvent cette étrange substance marron et vaseuse jusqu’à cent mètres de profondeur et quatre kilomètres des côtes.

 

Similaire au fioul lourd

« Nous avons fait des analyses des résidus trouvés par les pêcheurs sur les filets et les poissons, et ça ressemble fortement à ce que fait Naphta, de l’huile de pyrolyse. La signature chimique semble être la même », précise ensuite Dominique Dubois. L’huile de pyrolyse possède une partie flottante et une partie lourde. Si la partie flottante a pu être récupérée, la partie lourde a plutôt tendance à se disperser sur les fonds marins. Issue de techniques pétrochimiques, l’huile de pyrolyse est semblable à un fioul lourd, dangereux donc, pour le milieu aquatique.

La quantité déversée dans la mer, elle, reste un mystère. « Nous ne le saurons jamais », glisse une source proche du dossier. En 2018, nous révélions une histoire similaire : une canalisation cassée chez Naphtachimie avait suscité une importante fuite d’hydrocarbure dans la mer. La quantité d’huile de pyrolyse déversée était alors estimée à cinquante tonnes. Cette fois-ci, aucun chiffre n’a été communiqué. Quant à l’impact écologique, « il n’est pas connu précisément et fait l’objet d’un suivi par Creeocéan, société mandatée par l’industriel », indiquent les services de la préfecture de région. La question de l’indépendance de la société qui réalise le travail crucial d’analyse est forcément posée.

 

Des mesures effectuées trois mois après les rejets

Toujours est-il que le 10 et le 11 juillet, plusieurs arrêtés sont pris conjointement par la préfecture maritime, la préfecture des Bouches-du-Rhône et de région pour interdire la baignade et toute activité en lien avec la pêche sur une étendue allant de l’enceinte du Grand port de Marseille jusqu’aux eaux territoriales. Autrement dit, auparavant, c’est-à-dire trois mois durant, aucune mesure de protection n’a été appliquée. La procédure d’instruction des arrêtés a elle-même pris deux mois. « Il a fallu déterminer la zone atteinte par la pollution, puis le temps que la machine lourde de la préfecture de région et départementale se mette en marche », justifie le chef de division de la préfecture maritime.

Drone sous-marin, navire de la marine nationale, plongeurs… Après avoir déployé l’artillerie lourde, les services de l’État vont finalement lever les interdictions le 16 septembre. La pollution n’est alors plus visible. « Les analyses étaient normales et il n’y avait plus rien sur les filets, plus de traces de cette pollution particulière, conclut Dominique Dubois avant de confier : A-t-elle disparu ? S’est-elle évaporée ? Ou est-elle partie plus loin ? Nous n’avons aucune idée. » 

Reste à comprendre pourquoi les premières investigations ont débuté plusieurs semaines après l’incident. Une autre question reste en suspens : pourquoi l’alerte est-elle venue des pêcheurs puis de la préfecture maritime et non de l’industriel, du Grand Port de Marseille qui accueille Naphtachimie dans son enceinte et a une mission de contrôle, ou des services de préfecture de région chargés du contrôle de ces installations ? Contacté, Naphtachimie n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Interrogé par Marsactu, le port assure avoir mis en place les procédures adéquates. « En cas de pollution, le rôle du port consiste à donner l’alerte à tous les acteurs concernés via une procédure d’urgence de sécurité : services de l’État, police de l’eau et les marins-pompiers. Le port prend les premières mesures, notamment la mise en place de barrage pour confiner la pollution. Ensuite les marins-pompiers prennent le commandement des opérations. Cette procédure a été déployée pour cet accident précis », écrit son service de presse.

 

Silence de la préfecture de région

Qu’en est-il des services de l’État ? « Pour le Grand port maritime de Marseille et l’industriel, le problème avait été traité. Pour nous, c’était donc terminé », tente le représentant de la préfecture maritime qui a prévenu la justice suite à l’alerte des pêcheurs. La préfecture de région, et plus précisément, la direction régionale de l’environnement (Dreal), est censée avoir été informée dès l’incident. Selon une source proche du dossier, la justice elle-même se questionne sur ce manque de réaction de ce service déconcentré de l’État.

Jointe par Marsactu, la préfecture de région ne souhaite pas s’exprimer plus en avant sur ce sujet. « Nous n’avons pas de commentaires à faire sur l’enquête en cours », nous répond-on pour couper court. De leur côté, les pêcheurs attendent avec impatience les résultats de l’enquête. « Quand on aura les preuves que cette pollution provient bien de Naphta, et qu’on aura amené celles du manque à gagner, on pourra demander des indemnisations », envisage William Tillet. Depuis la levée de l’interdiction de pêche en tout cas, « on n’a plus rien constaté », assure-t-il. Le naphtalène est passé entre les filets des pêcheurs. Il est désormais dans ceux de la justice.

 

Violette Artaud