La Ville-sans-Nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent de Bruno Le Dantec
À fiel ouvert
Quinze ans après sa première publication, La Ville-sans-Nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent signée Bruno Le Dantec paraît dans une version réactualisée aux Éditions du Chien rouge — l’émanation littéraire du mensuel CQFD. Un florilège pertinent et jubilatoire de l’esprit anti-marseillais qui agite les élites et révélateur des haines que Marseille a suscitées au cours de son histoire.
Marseille n’a pas toujours été Marseille : les appellations et dénominations ont évolué au gré des époques et des peuples qui se sont succédé sur ses rivages. Tour à tour Massalia lors de sa fondation il y a 2 600 ans, Massilia sous l’empire romain, Marsiho ou Marselha en langue provençale. Sous la Terreur, à rebours du reste du pays, la cité phocéenne se ligue contre les Jacobins et provoque l’ire du pouvoir central qui la déchoit de son nom. En 1794, pendant une brève parenthèse, Marseille devient officiellement Ville-sans-Nom.
Ce geste radical censé déposséder le peuple frondeur de son identité n’eut évidemment pas les effets escomptés et ne fit, au contraire, que renforcer les particularismes locaux que l’on tentait justement d’effacer. Cette incongruité historique est révélatrice des crispations et des haines que la ville-monde n’a eu de cesse de susciter tout au long de son histoire.
Une première ébauche de La Ville-sans-Nom paraît en 2005, alors que les élites marseillaises ambitionnent de réinventer la cité phocéenne sur le modèle des villes portuaires méditerranéennes. Dans le cadre du projet de réaménagement Euroméditerranée, la Ville entend se doter d’un quartier d’affaires et rénover les arrondissements populaires du centre historique. Pour ce faire, il faut détruire et reconstruire, réhabiliter l’habitat vétuste, dans tous les cas priver des populations de leur ancrage au cœur de la cité. C’est dans ce contexte que le photographe Antoine d’Agata immortalise ces quartiers voués à la destruction. Psychogéographie, dans lequel Bruno Le Dantec signe les textes, est un ouvrage hybride qui prend la forme d’une exploration urbaine à visée politique avec des photomontages de paysages dévastés dans lesquels sont incrustés les habitants présents et futurs. En parallèle, des affichettes de ces citations sont placardées sur les murs. Une commande publique qui se verra refusée par son commanditaire, un certain Renaud Muselier, provoquant ça et là quelques remous politiques, et une nuit au poste pour ses auteurs !
Quinze ans après sa première édition, cet opus réactualisé s’avère tout bonnement indispensable tant il souligne la singularité de la ville en ces temps « d’urbanalisation » et son omniprésence — rarement de plein gré — dans le champ politique et médiatique. Pourquoi, dans ces conditions, mettre l’accent sur ces « petites phrases assassines », qui apparaissent comme autant de coups portés à l’image de Marseille ? « Parce que dans ce combat, on sera bien avisé, comme dans les arts martiaux, d’utiliser le poids de l’adversaire pour le déséquilibrer. Et parce que mettre à nu son discours permet de rappeler, en négatif, ce à quoi nous aspirons : tout l’inverse », analyse l’écrivain et journaliste. Quant à leurs auteurs, ils se recrutent autant parmi les écrivains, journalistes et éditorialistes que les hommes politiques et les citoyens. Tous partagent une même détestation de la ville, de sa diversité et de ses excès, et prônent l’idée d’un périmètre urbain dénué de tout « usage déviant », aussi lisse et rassurant qu’une vieille carte postale en noir et blanc. Or ces présupposés, qui sont autant de mirages dont se nourrit la mémoire collective, contribuent au malentendu sur ce qui fait la ville et qui la crée. Ils ouvrent également la voie à des velléités interventionnistes délétères.
Les affronts faits à Marseille se comptent à la pelle au siècle dernier. À commencer par la mise sous tutelle de la métropole suite à l’incendie d’un grand magasin (les Galeries Lafayette) en 1938. Une mesure qui s’appliquera jusqu’à la Libération — du jamais vu dans l’histoire de France. Pendant l’Occupation, alors que c’est le gouvernement de Vichy qui a la main sur sa gestion, l’occupant nazi, qui la considère comme « le chancre de l’Europe », pilonne le quartier Saint-Jean, le plus vieux quartier de Marseille : « Ainsi se trouve-t-on devant le cas rare d’une mesure de guerre coïncidant avec des projets adoptés depuis longtemps par la municipalité, et par le gouvernement, et déjà en cours d’exécution », rapporte un journaliste allemand en 1943.
Les événements récents tels que la tragédie de la rue d’Aubagne — le livre est d’ailleurs dédié à ses disparus — et les questionnements sur l’habitat engendrés par la gentrification et la touristification trouvent évidemment leur place dans ce petit recueil. Le racisme et son corollaire, le mépris de classe, ne sont jamais bien loin quand il lui est reproché son trop-plein d’étrangers ou la vétusté de ses quartiers. Parfois, c’est dans la rue que les mots prennent leur sens, à l’instar de ce graffiti, Vive le couscous clan !, tagué sur un mur. Au final, cet antagonisme est d’autant plus exacerbé qu’il est dirigé contre ses habitants, jetés en pâture à la vindicte. Autant de stigmates que le peuple marseillais porte en lui et qui ont contribué à forger l’identité de ce peuple rebelle et provocant. À cet égard, le pamphlétaire et écrivain catholique Léon Bloy s’illustre par une diatribe tellement violente qu’elle se retourne contre son auteur : « Ah, il faut qu’ils aient de rudes qualités naturelles ou acquises, les méridionaux de Provence, pour qu’on arrive à les endurer ! Leur assurance indéconcertable d’être les premiers d’entre les mortels, leur sempiternelle vantardise, l’indégonflable vessie de leur bavardage et, surtout, l’exacerbante chaudronnerie de leur accent, les rendent à peu près abominables à tout le reste du genre humain. » À bon entendeur !
Emma Zucchi
À lire : La Ville-sans-Nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent de Bruno Le Dantec (Éditions du Chien Rouge)