Les mots bleus

OpenMindeD (prononcez OMD) est le quatrième album en tant que leader de Christophe Leloil, trompettiste d’origine normande installé à Marseille depuis une bonne décennie. Avec, comme à chaque fois, une exigence esthétique renouvelée.

 

 

Cette fois, c’est au guitariste Andrew Sudhibhasilp qu’il a fait appel dans sa quête d’un son inédit. Le guitariste, lui, avait sollicité la chanteuse chicagoanne Julia Minkin installée dans la cité phocéenne pour s’essayer à un répertoire de jazz, après qu’elle eût délaissé le projet électro à succès Kid Francescoli : « Il y a une partie des morceaux qui sont pensés autour de Julia, du placement particulier de sa voix… Il y a des morceaux qui mettent aussi en valeur le quartet, l’interplay merveilleux qu’on a su trouver avec cette équipe : Andrew est incroyable dans sa façon de surprendre et stimuler les autres. Pierre (ndlr : Fénichel, contrebassiste) tient une place importante par son enthousiasme à faire marcher la musique… Et je ne connais pas les limites de Cedrick (ndlr : Bec, batteur) dès lors qu’on parle de sa façon de magnifier le son de l’orchestre, les grooves — quelles que soient leurs complexités, de rendre n’importe quelle impro explosive. »

L’appétence poétique du trompettiste est patente. Saluons d’ailleurs la présence des textes évoquant la ville natale de la chanteuse dans le livret du CD. À propos de la chanteuse : « Je l’ai sollicitée pour chanter une mélodie, puis deux, puis… Et comme son goût pour la langue et la poésie américaine ne m’avait pas échappé, je lui ai proposé d’écrire des paroles… qui m’ont mis par terre ! Elle s’est laissée guider par les titres et la trajectoire des mélodies que j’apportais, mais la lecture qu’elle en faisait et la profondeur des textes qu’elle nous a offerts m’ont bluffé. »

C’est un jazz très contemporain, aux inclinations pop et folk que propose OMD, que l’on peut retrouver notamment chez Airelle Besson ou chez le batteur Guilhem Flouzat (tous deux faisant appel à la chanteuse Isabel Sörling, un peu à la façon dont Leloil travaille avec Julia Minkin). « S’il y a une tendance du jazz actuel, c’est d’élargir le geste compositionnel, à mon sens, utiliser tout ce qui nous traverse les oreilles, au-delà du seul patrimoine jazzistique, à la fois insurpassable et un peu sclérosé aussi. Il s’agit d’enrichir les savoirs et les sources dans lesquelles on puise en tant que compositeur, arrangeur, musicien, improvisateur… Ne pas se répéter, explorer… Ça me semble être les maîtres mots dans ma pratique et — j’espère  — dans celle de tout musicien sérieux. C’est ça qui compte pour moi : la sincérité, l’honnêteté et une forme de discipline… Pour OpenMindeD, c’est le son du groupe — et singulièrement la guitare protéiforme d’Andrew — qui a guidé mon imaginaire. Évidemment, une telle équipe offre des possibilités folles d’explorations de climats, de grooves, de métriques… Du coup, je me suis lâché ! »

La trompette de Leloil se fait volontiers furtive et naturelle, quand son bugle déploie des traits mélodiques somptueux, en miroir avec ses partenaires. « Longtemps, le bugle m’apparaissait comme une solution de facilité : le son est toujours flatteur, le phrasé naturellement délié et naturel… En sus, quelques-unes de mes influences majeures sont des spécialistes du “flugelhorn” : Tom Harrell, Art Farmer… Du coup, j’ai choisi de le négliger un peu à un moment, pour trouver ma voix/ ma voie sur la trompette. J’aime beaucoup le modèle que je joue aujourd’hui (une Committee, comme Miles Davis ou Ambrose Akinsumire), et les embouchures que j’ai mises au point avec un fabricant français (Atelier Donat) me permettent enfin de jouer ce que j’entends, avec le son que j’entends. C’est une quête sans fin je crois… On l’affine tout au long de son existence artistique, j’aime beaucoup ça. Et la trompette ne pardonne pas du tout qu’on la néglige, elle peut être très cruelle… Ça aussi, j’aime ; je dois être un peu maso ! Dans OpenMindeD, ma place est à la fois centrale et un peu périphérique. Parfois, nombre de choses se jouent sans moi, et du coup trouver la sonorité et le feeling justes pour chaque climat, chaque mélodie, passe par le choix de l’un ou l’autre outil. »

 

La musique, finement ciselée, circule librement et apparaît dans une évidence naturelle, voire enfantine, tissée de sensations contrastées, soufflant le chaud et le froid, l’horizontal et le vertical, l’angulaire et le circulaire. Saluons l’effort créatif effectué pendant le confinement de 2020 : « Écrire pendant le premier confinement — le dur — avait quelque chose d’étonnant : il y avait de la frénésie, de l’euphorie, de l’abattement… tout un tas de sentiments contradictoires qui se télescopaient tandis que nous traversions cette période, et que je couchais ces compos sur le papier… Quand ça s’est rouvert, et qu’on a commencé à explorer ces morceaux avec Andrew, Julia s’est greffée tout naturellement dans l’édification de cette histoire. » Le répertoire n’en est pas moins suffisamment élaboré pour permettre à d’autres musiciens de s’en emparer au gré des contraintes du live : « On a eu le bonheur de jouer ce programme avec quelques “remplaçants” d’envergure (Serge Lazarevitch, Émilie Lesbros, Simon Tailleu… pas des petits clients non plus !), qui se sont coulés dans le répertoire avec une égale maestria et ont emmené la musique sur d’autres versants inattendus… La tournée de ce mois-ci se fait avec l’équipe originale ; retrouver notamment Julia et Andrew, exilés à Chicago depuis l’enregistrement de l’album, a quelque chose du retour aux sources de ce projet, et cette évidence qui a tout de suite fait le mood d’OpenMindeD. »

Avec OMD, Leloil et sa bande font véritablement œuvre d’art. Les retours des premières prestations scéniques issues de ce répertoire font état de sensations cathartiques. Quand le jazz créé à Marseille se fait pure poésie…

 

Laurent Dussutour

 

 

L’album OpenMindeD de Chrisophe Leloil est sorti le 12 décembre 2021 en co-production avec Onde Music et sous la distribution de Inouïe.

Christophe Leloil sera en concert en duo avec Enzo Carniel le 25 janvier à la Criée dans le cadre de la carte blanche à Châteauvallon Liberté : www.theatre-lacriee.com

Pour en (sa)voir plus : christopheleloil.com et www.ondemusic.com