Le bicentenaire du Conservatoire Pierre Barbizet
L’Entretien
Raphaël Imbert
Cette année, le Conservatoire Pierre Barbizet fête son bicentenaire. À cette occasion, nous avons interrogé son nouveau directeur, le jazzman Raphaël Imbert, sur les conditions particulières de cette prise de fonction, cette année anniversaire ainsi que sur les projets à venir de ce talent aux multiples casquettes.
Vous avez pris la direction du Conservatoire il y a deux ans. Comment se sont déroulés ces premiers mois à ce poste en pleine crise sanitaire ?
C’est un peu particulier. Je ne m’attendais pas du tout à devoir affronter et gérer ce genre de situation-là ; enfin… il y a eu plusieurs situations. On a transféré le statut juridique du Conservatoire dans un établissement public en fusionnant avec les Beaux-Arts : c’est un projet magnifique ! J’ai d’ailleurs postulé au Conservatoire en sachant qu’il y avait ce projet-là. Je trouvais que c’était une excellente opportunité de faire avancer cette maison merveilleuse et légendaire. Le bicentenaire, c’est très bien, mais le Conservatoire a besoin de renouvellement et de redynamisation.
Évidemment, il y a eu la crise du covid au milieu de tout ça, des moments très forts. En deux ans, j’ai un peu l’impression d’avoir vécu des choses que mes prédécesseurs qui étaient restés vingt ans dans la maison n’avaient pas vécues durant tout leur mandat ! Maintenant, je me dis : on a survécu tous ensemble à ça, il ne peut rien nous arriver ! J’espère qu’en disant ça, je ne titille pas le sort…
On a fait face aux transformations de la maison autant qu’aux crises successives et nous avons un bilan assez intéressant : on a eu plus d’élèves au concours d’entrée qu’avant la crise. Je pense qu’il y a un réel besoin de musique chez pas mal de gens. Après tout ça, la situation psychologique générale n’est pas évidente mais beaucoup de choses ont changé, et pas qu’inquiétantes : il y aussi une forte envie de faire autrement. Je sais que le remplissage des salles n’est pas terrible actuellement et ce que nous créons d’un point de vue pédagogique et artistique est assez suivi. On sent une réelle envie de pratiquer et de faire les choses ensemble ! On sort donc de cette situation avec pas mal d’espoir. On a été assez prudents et bénéficiaires d’un vieux bâtiment qui s’aère facilement ! La Palais Carli est sublime, mais il y a un fort besoin d’une réadaptation d’une restauration en fonction de son activité contemporaine. On a cependant bénéficié du soutien et de la compétence de tous les professeurs et agents qui ont réussi à s’adapter. Moi, j’arrive comme un directeur jazzman d’une institution un peu plus classique — dans l’image qu’il renvoie du moins — et on a dû improviser : toutes les règles d’un bon musicien de jazz ont été mises à l’épreuve ! Lorsqu’on me dit que j’ai dû gérer cette crise dès mon arrivée, je réponds que j’ai surtout eu la chance d’avoir une équipe dotée d’un tel sens de l’adaptation. Bien sûr, on reste encore vigilants ! Il a eu des moments difficiles, mais on a fait face. C’est une expérience humaine intense et parfois difficile, mais très belle et très collective. Ce n’est même pas que je sois fier, je suis plutôt très heureux de travailler avec ces gens-là !
Vous avez créé beaucoup de ponts entre jazz et musique classique à travers vos projets musicaux, avec Bach/Coltrane ou Mozart/Ellington, par exemple. Avez-vous également pour projet au Conservatoire de travailler ces liens ?
En ce moment, je suis un peu sur les starting blocks, mais évidemment ! Je trépigne, car il y a plein de choses que je voulais mettre en place dès le début et qui ont dû attendre. J’ai envie que cela se passe assez naturellement, je ne veux pas imposer ex nihilo des choses qui pourraient être vues comme extérieures. Il y a une forte envie chez les étudiants comme chez les professeurs de tenter, d’expérimenter des choses. En plus, nous les relions au patrimoine et à l’histoire et c’est très important pour moi ; ça a toujours été le cœur de mon travail que l’innovation et la réalité soient reliées à un travail patrimonial et de mémoire.
Sur l’essentiel de son histoire, la musique classique a été improvisée ! La cristallisation s’est faite à partir du 19e siècle, moment à partir duquel on a arrêté d’improviser et même considéré que cette pratique était un défaut. Improviser, c’est un peu comme mettre la poussière sous le tapis ; c’est gérer les erreurs, les fausses notes et les trous de mémoire. Plus l’intention du compositeur est devenue importante dans l’histoire de la musique classique européenne et occidentale, plus on a mis l’improvisation de côté.
Un autre phénomène lié à la pratique des conservatoires, d’ailleurs, c’est de vouloir transmettre au plus grand nombre un élitisme populaire d’une grande musique. Sur le papier, c’est très bien, mais ça crée de la méthodologie et beaucoup d’écrits ; autant de choses qui petit à petit mettent à mal l’improvisation. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le jazz apparaît, et je vois cette musique comme un acte de résistance de la créativité populaire, de l’oralité face à l’écrit. Acte de résistance politique et communautaire, au départ circonscrite à une ère géographique, mais qui devient immédiatement universel en réponse à un besoin. L’écrit a remporté sa bataille millénaire sur l’oral.
Même si le jazz a apporté un aspect très nouveau aux pratiques musicales, artistiques et philosophiques, il a un lien dès son apparition avec la musique classique. Jouer ensemble, créer ensemble, c’est quelque chose qui a beaucoup intéressé les musiciens baroques, par exemple.
La Nuit du Jazz — soirée « d’anniversaire » — est prévue le 12 novembre au Conservatoire et organisée avec Marseille Jazz. Qu’avez-vous imaginé pour cet événement et, d’une manière plus générale, pour célébrer cette année spéciale ?
Il y a beaucoup de choses. Évidemment, il y a tout d’abord cette fameuse Nuit du Jazz et la venue, pour l’occasion, de France Musique pendant trois jours au sein du Conservatoire. Je n’en espérais pas tant ! Je crois qu’une telle délocalisation de cette radio à Marseille en pleine saison, c’est une première !
En fait, on a découvert un peu par hasard ce bicentenaire grâce à un très beau texte de Lionel Pons, professeur d’histoire de la musique et d’analyse au CRR. À sa lecture il y a quelques mois, je me rends compte que l’établissement a été créé en 1821 ! Je me dis « M***! Il faut qu’on fasse quelque chose ! »
On a vraiment envie de faire une fête commune avec les partenaires. On aura une date avec Marseille Concerts en mai, on réfléchit avec le GMEM à une Nuit de la Création pour septembre 2022, à une Nuit de la Voix avec la Criée & le Gymnase en janvier prochain, etc. Des rendez-vous réguliers et exceptionnels. On a aussi envie de travailler avec des nouveaux partenaires : le festival d’Aubagne s’installe à Marseille et on réfléchit déjà à quelque chose de très collectif !
On est encore en train de co-construire, il nous tient à cœur d’être dans l’échange.
Au-delà de votre nouvelle casquette de directeur, vous êtes avant tout un musicien très actif. Comment arrivez-vous à concilier votre carrière de musicien et ce nouveau statut ?
En fait, si j’ai accepté ce poste de directeur, c’est pour être là ! (rires). Cela marque même ma réconciliation avec Marseille : je suis marseillais, d’une famille très implantée dans cette ville depuis longtemps. J’ai vécu pendant dix dans les Alpes de Haute-Provence, qui est mon autre pays de cœur, puis à Paris ces dernières années ; cette opportunité était l’occasion de revenir pour un projet précis.
J’ai postulé, et je pense que j’ai été choisi justement parce que j’ai cette activité de musicien, de créateur, de chercheur aussi. Quelqu’un qui peut apporter un regard un peu nouveau sur la problématique de direction d’une grosse structure pédagogique et artistique comme le Conservatoire ; surtout dans le cadre d’une fusion (1) qui a pour projet le développement de la pratique pluridisciplinaire. Ce sont des choses qui m’ont toujours passionné ! Je n’y vois donc pas un grand changement. Je suis très présent au Conservatoire et je vois comment une partie de mes projets résonnent avec mon travail auprès des professeurs et des élèves. Voyager, jouer à Paris et à l’étranger est en quelque sorte une façon d’être l’ambassadeur de ce qu’il se passe à Marseille. J’ai désormais cette casquette de directeur de Conservatoire de la deuxième ville de France, et cet aspect est devenu important. Et ça m’apporte des choses très fertiles, très ludiques !
Bien sûr, à gérer c’est assez « rigolo », assez « coton », mais c’est passionnant. je n’ai aucune impression de vivre de façon schizophrène.
Quels sont vos projets musicaux à venir ?
Beaucoup d’entre eux ont été mis en suspens avec le covid. J’ai pas mal de concerts à venir avec le quartet avec lequel j’ai enregistré le disque Oraison. C’est un vrai quartet jazz au sens classique du terme : piano-basse-batterie-saxophone, ça faisait très longtemps que je voulais enregistrer dans cette formation. J’ai très envie de développer la dynamique créée avec ce groupe.
Parallèlement, j’ai un projet avec Jean-Guihen Queyras, qui est un violoncelliste classique justement. Nous avons réadapté ensemble un répertoire de musique classique et créé un quatuor de musique de chambre/jazz avec Sonny Troupé aux percussions et Pierre-François Blanchard au piano. Nous allons enregistrer au printemps prochain, en plus d’une longue liste de concerts à venir dans des lieux où je n’ai pas l’habitude de jouer. L’album Bach/Coltrane continue à être programmé régulièrement depuis quinze ans(2). Chaque projet résonne avec des master class et autres rencontres avec des élèves, faisant du conservatoire un lieu d’échange, d’accueil et d’ouverture incroyable !
Propos recueillis par Lucie Ponthieux Bertram
Rens. : www.raphaelimbert.com / http://esadmm.fr
Notes
- L’ INSEAMM – Institut National Supérieur d’Enseignement Artistique Marseille Méditerranée – regroupe les Beaux Arts de Marseille et le Conservatoire[↩]
- En concert dans le cadre des Rencontres d’Averroès, le 21 au Conservatoire.[↩]