Avant-scène | Le Cabaret des absents de François Cervantes par la compagnie l’Entreprise
Planches à destins
Entourés d’une trentaine de privilégiés, nous avons pu assister à la représentation en avant-première de la nouvelle création de François Cervantes : Le Cabaret des Absents. La pièce est une fable, qui prend sa source dans l’histoire vraie du sauvetage par un industriel américain, dans les années 70, d’un Théâtre du Gymnase en péril. De cette anecdote poétique naît une histoire, que les comédiens semblent découvrir et nous conter depuis la scène, se glissant tour à tour dans la peau des protagonistes qu’ils dessinent de tout leur être.
Détailler les sentiments négatifs liés aux manques et aux frustrations devient redondant et de moins en moins aisé ; un souvenir qui s’éloigne, des émotions qui s’estompent malgré nous… À l’inverse, revivre le temps d’une soirée la vibration intérieure que procure l’expérience de la scène rend le manque criant et les restrictions, insoutenables.
Nous ne sommes pas tout à fait remis. Et pour cause, comment se faire à l’idée qu’il nous faudra encore attendre trop longtemps avant de retrouver les planches et les scènes ? Bien plus que des mots, ce sont nos corps entiers qui parlent. La vision de ces comédiens, en chair et en os, de leurs expressions uniques, le bruit de leurs pas sur les planches, la lumière des spots réfléchis par leurs yeux, le son de leurs voix qui résonnent dans nos cages thoraciques… Tous ces détails qui font du théâtre une expérience inestimable de partage.
Plus encore, le transport de leur jeu, les émotions qu’ils déploient en nous : rire, frissons, larmes… Au-delà de son sujet, la nature du spectacle crée en nous un gouffre de plaisir et d’envies qui ne fera que gonfler la mélancolie et l’incompréhension dès le lendemain.
François Cervantes nous offre une mise en abîme. Fessiers ancrés au second rang du Gymnase, nous découvrons une fable inspirée de l’histoire de ce même théâtre. Il y a cinquante ans, Armand Hammer, riche industriel américain appelé par Gaston Deferre, alors maire de Marseille, pour la construction d’un site pétrolier à Fos, sauve in extremis le théâtre qui l’a vu naître, un soir d’orage, de parents russes en exil.
Sans jamais être nommé, ce lieu est le centre d’une histoire, d’une ville, de relations qui se font et se défont. Cette histoire, les comédiens nous la content, nous offrent à l’imaginer, et la vivent dans le même temps. Nous découvrons un à un les protagonistes qui gravitent dans cette ville et ailleurs, près ou loin de ce noyau artistique.
Et bientôt, les destins de ces personnages s’entremêlent, à l’extérieur et à l’intérieur du théâtre, sur sa scène et dans ses coulisses : un danseur à plumes, un orphelin talentueux, un couple de retraités invités par le directeur, une paire de clowns de ménage, un magicien, un adolescent timide, une ouvreuse qui voyage dans le temps…
La fable nous fait traverser les mers, les années et les caractères, nous mène par le bout des rêves, nous illusionne sans s’en vanter. Au fil du conte — parsemé de tours de chants et autres clowneries —, les comédiens, par leur présence et leurs talents scéniques indéniables, font de nos esprits les dessinateurs d’un conte imagé. Créateur de sa propre lecture, le spectateur s’attache petit à petit à l’histoire et finit par l’intégrer.
Cervantes dit être « convaincu que c’est la pensée d’un acteur qui met son corps en mouvement, que sa voix est le lieu secret de passage entre sa pensée et son corps, entre l’ordre du dedans et l’ordre du dehors, et que la qualité de présence d’un acteur traverse les cultures et construit une relation directe avec le spectateur. »
Le Cabaret des absents semble à lui seul mettre en scène le lien intrinsèque existant selon lui entre le corps et le verbe. De ce lien découle une pluralité des arts, un enchevêtrement de danse et de chant, de poésie et de musique, de paroles et d’actions. Le masque, cher à son cœur, tient une place centrale, doublé de costumes et maquillages soignés et inventifs.
Programmé en Off du festival d’Avignon cette année, le Cabaret des absents est à voir, à vivre. Son ancrage dans l’histoire glisse dans la contemporanéité, et nous laisse songeurs quant à la place du théâtre dans nos vies, dans nos rapports à l’autre et à l’art. Plus que jamais, nous prenons conscience du caractère indispensable de ce dernier, et de l’impact effroyable que sa disparition occasionnerait.
Lucie Ponthieux Bertram
Le Cabaret des absents de François Cervantes, par la compagnie l’Entreprise, a été créé le 19 janvier au Théâtre du Gymnase.
Pour en (sa)voir plus : http://www.compagnie-entreprise.fr / https://www.lestheatres.net