La Biennale de Jeunes Créateurs de l’Europe et de la Méditerranée fait un atterrissage aux Ateliers d’Artistes, où, parmi une surenchère de photos et vidéos en quête de sens, s’affirment quelques démarches singulières
Un groupe d’hommes en costume début de siècle se presse devant l’appareil photo, le sourire inquiétant face à un étrange feu de camp. Qu’il y a t-il de maladif dans cette image ? L’impression de déjà vu, et le titre, Le corps mis à feu de William Brown, nous renvoient à cette horde d’hommes blancs face à un corps absent, celui qui a été effacé de l’image par l’artiste Mathieu Kleyebe Abonnenc, écho d’un passé pas si lointain des lynchages d’Afro-Américains aux Etats-Unis. Abonnenc s’est inspiré du dernier livre de Susan Sontag, Devant la douleur des autres, sur le pouvoir des images dans la construction d’une mémoire qui interroge l’Histoire. Dans son travail antérieur de dessin, reproduisant des gravures de l’époque coloniale, il laissait des espaces vides qui venaient interrompre l’image comme des trous de mémoire, des oublis volontaires. Que veut-on effacer de l’Histoire? Abonnenc n’apporte pas de réponse, il interroge les modes de représentation associés à la colonisation en introduisant un élément suspect dans des images issues de la mémoire collective. C’est l’un des travaux le plus consistants de la dernière Biennale des Jeunes Créateurs d’Europe et de la Méditerranée, parmi une sélection très tiède, qui rend difficile l’identification de démarches artistiques approfondies et singulières. La présence dominante de la vidéo et de la photo nous interroge sur l’académisation précoce de ces deux médiums, avec une croyance en l’image qui laisse parfois perplexe. La Biennale fête pourtant ses vingt ans avec un parcours ébouriffant de participations jalonnant son histoire (Gilles Barbier, Christophe Tarkos, Erik M, Ex Nihilo, Mathieu Cipriani, Tous des K, Marc Quer, Frédéric Clavère…) pour devenir un événement incontournable dans l’émergence des jeunes artistes à Marseille (indépendamment de l’efficacité de l’initiative au niveau international, loin derrière une biennale comme Manifesta). Cette année se détachent quelques artistes dont il faudra suivre l’évolution. L’allée de peupliers, constituée par le dispositif vidéo de Clémence Périgon, introduit un rapport ambigu avec la photo de paysage (par la présence d’un personnage-animal dont on guette la présence comme un chasseur), en écho aux peintures de Sébastien Macedo, inspirées des codes des photos de vacances de famille, cadrages ratés compris. La sculpture inattendue de Catherine Burki, un tas de sucre rigide attaché au mur par un collier en cuir clouté de chien d’attaque (Le Molosse), produit une tension entre objet et sujet (à l’image du SM) absente de la littéralité de ses œuvres précédentes. A l’opposé, les démarches plus sociologiques de Cécile Bordas (des photos d’intérieurs IKEA habités par des personnes d’un autre contexte social) ou Pauliina Salminen (la vidéo et les diapositives d’une traversée maritime entre Marseille et Tunis, faisant écho à la déchirure identitaire de l’émigration) assujettissent la forme à l’évidence du propos. Sébastien Wierinck a été sélectionné en tant que designer, même si l’on peut situer son travail à mi-chemin du meuble et de la sculpture, à rebours des standards de la production industrielle où la fonctionnalité des objets détermine leur forme. Il a programmé un prototype de banc (public) qui peut prendre une forme modulable dans chaque environnement. Sculpture d’appartement? Le matériau utilisé, des gaines flexibles bleues, fait plutôt penser aux réseaux souterrains dévoilés par les chantiers urbains — les formes organiques l’éloignent des sculptures minimalistes d’un Donald Judd pour le destiner à l’espace public où son usage se définit à travers l’appropriation collective. Guillaume Stagnaro invite, lui aussi, le spectateur à intervenir dans une oeuvre qui, ensuite, affirme son autonomie. Papillons est un théâtre d’ombres chinoises, d’une simplicité déconcertante, où l’on est à la fois acteur et spectateur : chaque intervenant intègre son ombre à l’image, touchant un bâton où sont posés des dizaines de papillons « virtuels », pour déclencher un fugace vol collectif. L’écran devient ici l’interface entre l’espace virtuel activé par un geste minimal (« le degré zéro de l’interactivité ») et l’illusion de « réel » qu’on perçoit de l’autre côté du dispositif. Il n’y est pas question d’horlogerie technologique qui chercherait à nous piéger : plus qu’une interactivité, il s’agit d’une interférence du spectateur dans l’espace « simulé » d’une nature artificielle. La simulation ne fait ici aucun appel à l' »imitation » d’un réel, mais constitue la modélisation même d’espaces qui génèrent leur propre autonomie. Le vol des papillons est à chaque fois imprévisible, dessinant un monde d’easy listening visuel, où la simulation d’un théâtre d’ombres ne cherche pas à représenter une quelconque « nature » en-dehors de celle qu’on active nous-mêmes.
Pedro Morais