Lion's Drums lors de la restitution de Kagabas au GMEM © Damien Boeuf

L’entretien | Harold Boué aka Lion’s Drums

L’artiste marseillais Harold Boué, connu sous les pseudos Abstraxion et Lion’s Drums, vient de sortir l’album La Batterie sur le label Cocktail d’Amore sous ce deuxième pseudo. Nous l’avons questionné sur les processus de création de ce dernier opus basé sur la réédition, ainsi que sur son éthique et ses (nombreux) projets.

 

 

 

Peux-tu nous en dire plus sur le label Cocktail d’Amore ?

C’est le label qui organisait des soirées gays au Griessmühle, l’un des trois lieux phares de la vie nocturne berlinoise avec le Berghain, et qui a fermé depuis. J’y avais été programmé plusieurs fois, et j’ai d’ailleurs sorti un EP en octobre dernier sur ce label, intitulé Drüm, un edit d’un morceau de Manos Tsangaris sorti dans les années 90. J’apprécie leur approche musicale en tant que label, mais aussi en tant qu’organisateurs de soirées.

 

 

Tu nous avais présenté un premier projet, Kagabas, témoignage sonore enregistré et mis en musique suite à une immersion au cœur de la communauté autochtone de la Sierra Nevada, en Colombie. Où en est ce projet ?

L’idée de base de ce projet, c’est un album enregistré avec la communauté Kagabas, et dont le but est de récolter des fonds pour l’association Nativa, qui rachète des terres et replante des arbres dans la région. En effet, il y a tout un système où les Européens achètent des terrains tout à fait légalement et comme cette population ne fonctionne pas en termes de titres de propriété, elle se fait littéralement exproprier.

Avec l’aide de ces fonds, j’ai eu l’occasion de retourner en Colombie, et on s’est occupés de replanter des arbres et d’organiser l’avenir. On a pu notamment racheter certains terrains pour les personnes qui chantent dans le projet ! C’est très pragmatique comme expérience, car les Européens, Américains, Français ou autres que nous avons pu croiser commencent à avoir une prise de conscience de leur mercantilisme face à ces personnes qui sont là depuis des millénaires. On a donc fait de nouveaux enregistrements sur place, accompagnés d’un réalisateur, Jacob Frazer, car l’an passé il nous manquait des images pour appuyer la musique et les chants, et avoir plus de matières à travailler. On a d’ailleurs prévu de sortir un documentaire d’une quinzaine de minutes sur cette thématique, ce qui permettra de finaliser le projet.

 

 

As-tu utilisé le même processus de composition pour ton nouvel LP, La Batterie, que sur le projet Kagabas ?

Il y a entre ces deux albums quelques similitudes, mais ce dernier album fonctionne plutôt à flux tendus entre des edits, des remixes et des créations originales. Cela se ressent notamment sur les collaborations avec Roberto Musci, Suzanne Ciani, ou Manos Tsangaris. Par exemple, ce dernier a enregistré des free recordings inspirés de ses voyages dans les années 80 à 90, qu’il n’avait pas utilisés par la suite. Il me semblait que c’était important que cette matière sonore existe. Je lui ai donc parlé de ce projet de collaboration musicale. Dans le morceau Alap On Bénarès, il y a vraiment des bruits d’ambiance, des instruments spécifiques du nord de l’Inde, dont j’ai sélectionné des parties, avant d’essayer de finaliser ce processus de création en studio. Les enregistrements de Roberto Musci dénotent d’une certaine finesse dans le traitement du son, c’est un véritable voyage à travers une création sonore. On est vraiment dans l’ambient, et les textures qu’il déploie ont été inspirantes pour moi. J’ai ressenti une véritable connexion avec son travail. Manos Tsangaris, lui, est un musicien chercheur ; c’était très intéressant car il créé des percussions avec certains grincements, proches de la musique concrète. C’est l’idée générale de l’album : être à la frontière entre tout ça. C’est pour ça que les intitulés de l’album sont différents, et que plusieurs années lient ces morceaux entre eux. C’est une sorte de « recyclage sonore » initié il y a plus de trente ans et qui s’achève aujourd’hui.

 

 

Pourquoi avoir choisi ces artistes spécifiquement ?

Le point commun entre ces artistes, c’est qu’ils ont tous un passé musical. Moi, je lance des pistes, amorce un premier contact. J’essaye de connaître le contexte de création des morceaux, de faciliter ces échanges dans un constant aller-retour avec les artistes. J’entame ensuite le processus d’édition et de remixage. Ça évolue parfois vers autre chose, ils m’envoient des nouvelles pièces, ça amène de la confiance de leur part. J’essaye de faire un travail de recherche musicale. C’est assez éloigné de la vision que l’on a de la musique à l’heure actuelle, où la plupart du temps, tout le monde se retrouve en studio pour composer ; on n’est pas vraiment sur quelque chose de spontané. Chaque morceau est ensuite validé par la personne avec qui je travaille. En général, les retours sont plutôt positifs, car soit ils avaient oublié leur morceau, soit le voyaient sous un angle neuf, soit ça leur donnait envie de le reprendre. Ça réactive des choses aussi. Mais parfois, j’ai eu la réaction inverse, et mes morceaux ne sortent pas s’il existe un désaccord avec leur auteur, car je tiens à respecter leur volonté. J’ai été vraiment surpris par la richesse de ces échanges. Ça a été une véritable rencontre musicale.

 

 

Dans cet album, comme dans le projet Kagabas, on remarque l’importance de la voix, cette culture de l’oralité prégnante dans certaines civilisations. Comment arriver à la travailler techniquement tout en respectant le contexte dans lequel elle a évolué ?

Sur le projet Kagabas, dans la construction du morceau, je sépare en quatre : au début le chant brut, puis la partie parlée, et puis je crée des envolées musicales avec le synthé, quelque chose de plus aérien pour faire le lien avec le morceau suivant sans rajouter trop d’éléments sur la partie chantée, afin de rester dans le contexte. J’amène seulement quelques petites touches dans le but de créer un récit sonore. Tous les enregistrements que j’ai faits tendent à porter encore plus le sens initial. Pour ne pas tomber dans de la réappropriation culturelle, c’était important de garder l’authenticité des enregistrements et donc faire les choses en collaboration avec les artistes et avec leur validation. Et, comme je ne parlais pas la langue de la communauté, je demandais systématiquement le sens de la chanson, auquel je mets un titre à chaque enregistrement, afin de m’y retrouver.

 

 

Quel genre de récit as-tu voulu raconter avec La Batterie ?

La base de Lion’s Drums, ce sont les percussions. Mais il s’agit de percussions travaillées sur une base aérienne, solaire, qui transportent. Ce qui fait le lien entre les morceaux, c’est ce traitement particulier de ces percussions, dans ma manière de travailler les pistes et surtout de trouver une sorte d’unité dans l’histoire. J’ai trouvé vraiment intéressant d’avoir une base proche pour chacun même si les compositeurs sont très différents. J’ai essayé de retrouver cette texture dure, mais puissante, des percussions. Ça correspond aussi à la ville de Marseille, qui possède elle-même un côté assez dur, percutant, et qui exerce une énorme influence. J’ai voulu travailler un spectre assez large sur les rythmiques que j’utilise, déjà parce que ça représente ce que je suis, mais aussi parce que cette ville possède des influences multiples, d’Europe du Nord, du Maghreb, d’Italie, de Serbie, d’Amérique du Sud… auxquelles je rajoute ma patte musicale. J’essaye alors de passer le son à travers la pédale d’effet ou des éléments analogiques, afin de garder la texture sonore et d’amener cet aspect. L’enjeu était aussi de réussir à l’accorder avec les instruments traditionnels utilisés. Un morceau de Roberto Musci reprend par exemple des enregistrements d’orchestres traditionnels du Japon. Mes percussions y sont également d’inspiration japonaise. Les boîtes à rythme classiques sont aussi la base de mes créations, notamment la Roland TR-808 OU 909 mais aussi LinnDrum. Mais je m’inspire aussi de la musique concrète allemande.

 

 

Tu associe ton pseudo Lion’s Drums plus volontiers au solaire et aux matières organiques, tandis qu’Abstraxion est plutôt mélancolique et lunaire, empreint d’influences cold wave. Est-ce que la frontière entre les deux a évolué ces derniers temps ?

Le choix de ces noms est avant tout destiné à un usage symbolique, c’est une manière d’expliquer aux gens car ce n’est pas simple d’avoir deux pseudos. J’apprécie d’avoir ces deux aspects, afin de ne pas me lasser, d’explorer des spectres différents sans perdre les gens qui m’écoutent. Ce que j’essaye d’exprimer avec Lion’s Drums, ça fonctionne bien avec l’identité de Marseille. Il y a un véritable travail de recherche, trouver de nouvelles choses, me détourner des habitudes acquises depuis mes débuts en 2005. J’essaye de me renouveler, de me mettre en danger et de casser les genres et les frontières de ce qui peut se faire en musique, d’en explorer les codes.

Avec Abstraxion, il y a un côté plus cold wave, EBM, une techno plus froide qui représente mes influences musicales. Prochainement, je sors un nouvel EP où on est vraiment sur cette esthétique sur le label de Jennifer Cardini, Dischi Autunno. Il s’agit d’un edit de Sandy B, un morceau fait dans les années 90, avec toujours cette idée de chercher la rareté musicale, ressortir des morceaux oubliés, des créations originales. Et puis, en fin d’année, un album de huit titres sortira sous le pseudo Abstraxion. C’est un album plus classique, alliant featurings et morceaux originaux.

 

 

T’adresses-tu à un public spécifique ?

La Batterie, je le considère comme un album particulier. Je suis fier du résultat, mais c’est quelque chose qui, pour moi, prend sens avec le temps. On n’est pas sur le même impact que Kagabas, qui a une construction plus classique. Je l’ai d’ailleurs beaucoup joué en live pendant la pandémie car il s’adressait à un public assis, en accord avec les restrictions sanitaires. On y avait rajouté des créations vidéo, lumières, des photos, etc. Pour La Batterie, j’ai déjà pu constater qu’il s’adressait à un public qui appréciait déjà la musique électronique, alors que Kagabas regroupait les gens autour du projet avant tout, touchait toutes les générations de par l’aspect particulier des sonorités. La Batterie est plutôt une évasion musicale pour les initiés. Il n’est pas forcément prévu pour être joué en live. Cet album est dans la continuité de ce que je veux faire musicalement, même si maintenant il y a un véritable décalage entre la création d’un album et sa sortie, d’autant plus avec les délais de fabrication de vinyles qui se sont rallongés.

 

 

As-tu noté un changement dans la manière d’apprécier la musique électronique en cette sortie de crise sanitaire ?

En tant que musicien, un manque et un choc sont apparus en moi. J’ai été choqué de la manière dont le gouvernement faisait la distinction entre activité essentielle et non essentielle, cette hiérarchisation entre les musiques écoutées debout ou assis, et toute la vision d’un pays qui se reflète en général. Ces frustrations se ressentent sur un public qui a maintenant tendance à vouloir plus de choses « énervées ». On est sur une accélération des tempos, du 140 à 160 BPM, qui est pour moi le résultat de toutes ces tensions emmagasinées. Je trouve ça excitant, car ça nous permet de nous renouveler en fonction de cette demande, d’exploser ces habitudes, de réfléchir autrement, mais c’est impressionnant aussi car tu sens qu’il y a une véritable attente. Il faut voir comment ça évolue, c’est surprenant. Moi-même j’ai changé ma pratique dans les sets, même si j’aime bien l’idée de ne pas être tout le temps sur la même base, de varier pour ne pas que l’effet se perde. L’accélération du tempo permet la décélération, il y a pleins de choses à faire autour de ça. Je suis curieux de voir comment tout cela évolue.

 

 

Et dans ton dernier album, il y a quelque chose de plus lent, de plus hypnotique…

Oui, mais il y a quand même des morceaux plus rapides, notamment celui avec Tullio Di Piscopo qui est à 128 BPM. Pour le coup, c’est vraiment le batteur classique qui a une belle cote d’amour en Italie. Il s’agit d’un vieux morceau, quasiment introuvable, beaucoup joué en club, par exemple le week-end dernier il a été joué au Panorama Bar, car il y a un côté « what the fuck » qui plait beaucoup, alors que c’est un ovni qu’il est difficile d’amener musicalement.

 

 

Ton album se clôture avec un magnifique morceau de Suzanne Ciani. Possible d’en savoir plus ?

Suzanne Ciani, c’est vraiment une référence dans la musique électronique. Dans les années 60 et 70, elle a commencé à faire les premières créations électroniques des sons des vieux flippers. Les cartes mémoire avaient très peu de capacité et elle a fait des créations qui pouvaient s’y intégrer et se jouer dedans, en utilisant le synthétiseur Buchla. Elle a aussi sorti ses propres compositions, ses musiques de films. C’est un peu la Jean-Michel Jarre des États-Unis ; et elle a réussi à s’imposer dans un milieu très masculin. Les voix de ce dernier morceau proviennent d’un enregistrement de Roberto Musci suite à un message qu’il m’a envoyé. On a créé une sorte de boucle WhatsApp musicale (rires). Le résultat est inattendu, mais on entend vraiment la correspondance entre les deux, je trouve que c’est une belle manière de clôturer cet album.

 

 

Tes projets futurs, hormis la sortie de ton nouvel album ?

Cette volonté de casser les codes va de pair avec les projets que je mène et les valeurs que je défends avec le Laboratoire des Possibles ou les soirées Mouillettes. Ça se reflète notamment dans notre choix d’artistes, notre réflexion sur la programmation du festival et dans cette recherche de cohérence de l’ensemble. Dans le cadre du festival Encore Encore, par exemple, on travaille en étroite collaboration avec le village de Correns, et ça passe par le fait de ne pas venir avec une programmation préétablie mais de travailler sur sa diversité, de développer les circuits courts, une consommation raisonnée, en réfléchissant notamment à l’impact du trajet des artistes et de l’équipe, etc. Pour cela on essaye de développer une jauge raisonnée et adaptée à ces valeurs. Sur les soirées Mouillette, par exemple, on s’est rendu compte en 2017 de la nécessité de développer progressivement des safe space pour notre public queer, car ça manquait d’endroits comme ça sur Marseille. On a réfléchi à la notion de bien-vivre ensemble, car la mixité choisie est quelque chose que l’on défend, même si des améliorations sont toujours nécessaires. La prochaine soirée se déroule le 2 avril, à l’Embobineuse, avec une artiste belge en guests, machinE, ainsi que Caïn و Muchi et Azo dont on vient de sortir un EP sur le label Biologic Records, que je gère avec le producteur DC Salas. Tout ce projet se fait dans le cadre de la Quinzaine Stupéfiante, et on organise une conférence sur la thématique, des performances, etc. On a aussi annoncé la programmation du festival Encore Encore qui aura lieu le deuxième week-end de juillet. Ascendant Vierge, Crystalmess, Oklou et pas mal de la scène locale avec DouceSœur, Goldie B et des artistes internationaux.

Je m’occupe aussi d’ateliers MAO avec les jeunes de la Tour d’Horizon via l’association Culture du Cœur, Famille en Action.

 

Propos recueillis par Laura Legeay

 

 

Pour en (sa)voir plus : www.lionsdrums.com

www.abstraxionmusic.com

www.bi-pole.org › artists › abstraxion-lions-dums

Abstraxion en b2b avec Goldie B : le 21/05 au Mucem (7 promenade Robert Laffont, 2e), dans le cadre du Festival Iminente et du Bon Air Off.

Rens. : www.mucem.org