Jan Martens © Luis Xertu

L’entretien | Jan Martens

Découvert en étape de travail au printemps dernier aux Hivernales d’Avignon, le dernier opus de Jan Martens, Elisabeth Gets Her Way, offre sa première française au Festival Actoral. Ce portrait dansé de la célèbre claveciniste polonaise Elisabeth Chojnacka (1939-2017) immortalise son œuvre l’année des cinquante ans de la sortie de son premier disque, Clavecin 2000. Et fait rebondir avec justesse, humour et fantaisie la question, jamais épuisée, des rapports qu’entretiennent la musique et la danse.

 

Vous serez présent pour la troisième fois au Festival Actoral, et Elisabeth Gets Her Way sera le quatrième spectacle présenté ici. Qu’est-ce qui motive cette régularité ?

Je trouve toujours très intéressant de revenir dans un lieu où l’on donne au public la possibilité de suivre le travail d’un artiste, d’en voir les évolutions, de pouvoir cerner la diversité de ses propositions de spectacles.

Et puis j’apprécie beaucoup la programmation d’Actoral tant dans la forme que sur le fond.

The Common People (2016) était une de leurs productions. Ils me font confiance, je leur fais confiance.

 

 

Depuis des années, la danse a voulu dissocier la musique du mouvement, ne plus s’y calquer ou la suivre. Votre pièce est-elle une façon de redonner à la musique une place qu’elle avait perdu par rapport au mouvement ?

Oui, c’est très juste. C’était en effet primordial pour moi que cette musicienne soit le centre du spectacle. Même si, évidemment, avec ce solo, je suis au centre des regards, il m’importait avant tout de faire entendre cette musique, que l’on ait toujours conscience que c’est Elisabeth qui joue. Et aussi faire en sorte qu’elle devienne plus accessible, plus digeste, alors qu’elle est difficile, qu’elle peut être agaçante à l’oreille…

Pour moi, il y avait une très grande beauté dans le fait de trouver une musique qui nous inspire à l’avenir. Je n’ai rien comme contre mon bon ami Johann Sebastian, mais je pense qu’on a déjà eu assez de Bach !

Cette pièce se rapproche de Passing the Bechdel test, cette création que j’ai faite avec treize jeunes et qui parlait aussi d’aller chercher des textes un peu dans la marge, dans des sphères oubliées. Car à part les initiés, peu de personnes connaissent le travail d’Elisabeth Chojnacka.

 

 

Comment avez-vous découvert Elisabeth Chojnacka ?

Je suis arrivé à elle par son interprétation des compositions de Górecki, lors de mes recherches musicales pour Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, la production pour dix-sept danseurs qui était prévue en 2020 au Festival d’Avignon mais qui s’est jouée en juillet dernier à cause de la pandémie.

J’ai trouvé sur YouTube une vidéo où elle était accompagnée par l’Orchestre symphonique national de la radio polonaise dirigé par Stanisław Wisłocki. J’ai été subjugué par cette femme et sa façon de jouer. J’ai découvert une musicienne exceptionnellement talentueuse et passionnée, qui a tenu un rôle important dans le renouveau de la musique pour clavecin au milieu du XXe siècle. Une musique incroyable et très moderne. Certains journalistes l’avaient surnommée la « Mylène Farmer du clavecin » (elle était rousse).

Quant à Henryk Górecki, quand j’avais environ quatorze ans, j’adorais une chanson d’un groupe anglais, Lamb, qui avait pour titre Górecki. Dans une interview, j’ai vu que cette chanson était inspirée d’un musicien polonais ; c’est resté dans un coin de ma tête. Il y a trois ou quatre ans, la chanteuse de Portishead, Beth Gibbons, a aussi enregistré cette Symphony No. 3 (Symphony Of Sorrowful Songs), la plus connue de Górecki. C’était la première fois qu’une chanteuse non classique l’interprétait. Ce morceau m’a à nouveau subjugué et, lors de recherches complémentaires, je me suis rendu compte que cette musique dont j’étais fou contenait aussi un propos politique. J’ai vu que Górecki avait quitté en 1979 l’université où il travaillait parce qu’il trouvait que le gouvernement communiste y interférait trop. Et en 1981, il a dédié son Desidere à Solidarnosc… Ce concerto pour clavecins et cordes est tellement différent de ce qu’il faisait habituellement que sa façon d’y insérer ce côté minimaliste américain me fait le considérer comme un acte de rébellion contre ce temps communiste dans son pays.

 

 

Le choc de votre rencontre avec cette artiste n’était-il pas dû au fait que vous vous soyez totalement retrouvé en elle, dans ce qu’elle entretient comme rapport avec le rythme, la performance, l’endurance, la répétition, un certain minimalisme… ?

En effet, tout est là. En fouillant dans les albums, j’ai trouvé une pièce de Montague qui dure quinze minutes et j’ai eu un choc. Je me suis dit « C’est quoi ça ? Elle arrive à ça avec un clavecin ? » Elle m’a vraiment ouvert cette porte de la musique contemporaine, alors que j’avais toujours pensé que ce n’était pas pour moi. À partir de là, je me suis dit que nous pouvions, ensemble, l’ouvrir pour plusieurs autres personnes.

 

 

Est-ce que vos deux dernières pièces, créées à la suite l’une de l’autre, Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones et Elisabeth Gets Her Way, se sont mutuellement influencées ?

Je pense que Elisabeth… est beaucoup influencée par Any attempt et pas l’inverse. J’ai vraiment trouvé un grand plaisir à travailler avec ce concerto de Górecki. Au début, je pensais l’utiliser de façon presque ironique… Mais au cours de la création, j’ai senti que je devais le mettre davantage en valeur et profiter de ce plaisir de créer avec les rythmes et le clavecin… C’est ainsi que j’ai trouvé le climat du solo d’Elisabeth… Il est constitué de sept morceaux de musique qui sont toujours contextualisés par des entretiens.

Faire la captation corporelle de cette musique avec ces dix-sept danseurs a eu pour effet de me donner vraiment envie de faire la même chose, de m’approprier totalement l’univers d’Elisabeth.

J’ai décidé très tard de créer ce spectacle. Any attempt… était pratiquement fini depuis septembre 2020. Je devais faire un solo pour un autre artiste, mais je ne me sentais pas de plonger dans un autre univers tant que je n’avais pas fini mes projets en cours. Et puis avec ce que nous vivions, j’avais besoin de quelque chose de substantiel à me mettre sous la dent. Il ne s’agissait pas que d’utiliser toutes les archives des recherches que j’avais faites pour Any attempt… Ce qui m’intéressait, c’était la situation de cette très grande artiste reconnue, qui faisait les prime time le vendredi soir de la télévision polonaise, a inspiré de grands compositeurs, puis est tombée dans l’oubli à nouveau.

 

 

Est-ce que cela veut dire que vous avez dû trouver une légitimité à cette musique pour pouvoir vous y consacrer et non la mettre comme un clin d’œil kitsch ? 

Oui, en effet. Bien sûr, ce n’est pas une musique 2021 mais des années 80, et elle parle de son époque, mais par la répétition je veux en faire quelque chose de contemporain.

La question est : pourquoi y a-t-il autant de gens qui travaillent avec la musique de Bach et pas avec celle-ci ou d’autres compositeurs moins connus qui n’auront peut-être pas la chance d’être joués plus de deux ou trois fois ? Parfois, j’ai l’impression qu’en danse il n’y a que deux possibilités : Bach ou des créations… J’exagère à peine.

Pourquoi allons-nous toujours puiser dans le répertoire ? Qu’est-ce qui fait que nous ne creusons pas plus loin ? Comme si cela ne se faisait pas de faire une création avec une musique du passé si elle n’est pas connue. Pourquoi ne faisons-nous pas des découvertes qui montreraient un autre monde, une autre maison dans laquelle des gens peuvent se sentir justement à la maison ?

 

 

En 1995, la cour d’honneur du Festival d’Avignon accueillait le spectacle Commencement, un duo entre la danseuse Lucinda Childs et Elisabeth Chojnacka. Voyez-vous votre solo comme un duo posthume virtuel ?

Oui, c’est vraiment un dialogue avec elle, mais en même temps, il y a une sorte de mission de transmission. Lorsque j’ai eu des entretiens avec d’autres personnes ou des compositeurs qui ont côtoyé Elisabeth, ils ont insisté sur le fait qu’il était essentiel pour elle que son répertoire perdure après elle. Donc finalement, c’est un cadeau que je vais lui faire en remerciement de ce qu’elle m’a donné et apporté avec la découverte de sa musique. Elle m’a permis de m’ouvrir à la musique contemporaine, ce qui ouvre de nouvelles perspectives et des pistes de travail pour moi. Et en définitive, c’est aussi pour donner la parole aux gens en marge, et notamment aux artistes que l’on n’entend pas assez, qui restent trop méconnus par rapport à leur talent.

 

Propos recueillis par Marie Anezin

 

Elisabeth Gets Her Way : le 29/09 à la Friche la Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).

Rens. : www.lafriche.org / www.actoral.org