L’Entretien | Roland Hayrabedian (Musicatreize)
Roland Hayrabedian plonge au cœur de la création contemporaine avec le surplomb intime de ceux qui ont de la mémoire. Depuis plus de trente ans que ses fines antennes explorent l’espace des possibles musicaux, il a tissé un réseau de fidélités, aux œuvres, aux artistes et aux publics qui s’étend bien au-delà de nos frontières nationales. Marseille en est le foyer de convergence et de rayonnement. À l’occasion de la présentation de la saison 2019 de l’Ensemble Musicatreize, il évoque passé, présent et futur comme on conjugue des forces alliées au meilleur accomplissement de son art.
Les temps longs
Mon arrivée dans la musique s’est jouée dans le contexte familial. Je dois quelque chose à mon père de ce point de vue là. L’Arménie fait partie de ma mythologie personnelle. C’est une dimension, une force discrète qui m’habite. Le passé nous nourrit de mille façons. Il serait absurde de vouloir couper les ponts avec le répertoire ancien. Même si les circuits professionnels sont enfermés dans une définition catégorielle (baroque, classique, contemporain), nous tentons de faire sauter les verrous en mettant en regard le répertoire d’aujourd’hui avec des œuvres antérieures. C’est ainsi qu’une musique rayonne : dans sa transparence avec celles qui l’ont précédée. À cet égard, notre collaboration avec Concerto Soave est importante. Ils sont maintenant en longue résidence dans nos locaux, les échanges et les partenariats en sont facilités.
Maurice Ohana n’a jamais rompu ce lien historique. Je dois beaucoup à ce compositeur, pour sa musique bien sûr, mais aussi pour la façon de penser l’Ensemble Musicatreize : avec une certaine liberté dans la manière de faire le son. Les chanteurs de Musicatreize sont tous solistes. Je prends soin de ne pas éroder la force des caractères. Chacune des voix a une personnalité nécessaire à l’ensemble. C’est peut-être une conception assez méditerranéenne, en comparaison du rendu musical plus uniforme des traditions chorales d’outre-Rhin. L’ensemble a trente ans, certains sont là depuis le début, d’autres depuis des années et puis il y a des pupitres qui bougent, des parcours de vie qui se décroisent.
Ce n’est pas tant le travail des voix qui m’intéressent, mais celui des œuvres. Je les aborde en chef d’orchestre, ce qui est ma formation. Qu’elles soient vocales ou instrumentales ou fréquemment les deux à la fois, il faut en dégager les richesses et les faire valoir. Nous essayons de cheminer longtemps avec elles. Nous les rejouons, nous les enregistrons. La mémoire doit faire son travail car ni l’auditeur ni l’interprète ne peuvent s’approprier une œuvre musicale d’un prime abord. C’est d’autant plus nécessaire avec des créations parfois déroutantes, bouleversantes, qui ne laissent jamais indifférent.
Les temps forts
La saison 2019 débutera avec un concert création le 15 février. Nous avons demandé à deux jeunes compositeurs, Vincent Trollet et Adrien Trybucki, d’écrire pour huit chanteurs accompagnés du clarinettiste Florent Pujuila, soliste à l’Orchestre de Chambre de Paris. Ce soir-là, nous aurons une autre création d’un compagnon de route avec qui nous avons déjà mené à bien plusieurs projets : le Finlandais Tapio Tuomela. Adieux, pour douze voix, est une co-commande de Musicatreize et du Chœur d’Helsinki qui évoque l’univers mental des poilus de la Grande Guerre au travers de leur correspondance. Nous faisons la création ici, ils feront l’enregistrement là-bas.
Dans le cadre du festival Mars en Baroque, nous présenterons, le 29 mars, Astralis, une pièce du compositeur allemand Wolfgang Rhim pour violoncelle, chœur de chambre et timbale inspirée d’un poème de Novalis. L’écrivain philosophe du XVIIIe est un pur produit des Lumières germaniques au même titre que Joseph Haydn, dont nous mettrons en voisinage des pièces pour voix et basse continue en compagnie de Concerto Soave. Astralis est une musique très chorale dans laquelle on entre en rêverie et pour laquelle, une fois n’est pas coutume, il faudra lisser les voix de Musicatreize.
Le 10 avril, nous consacrerons une nouvelle soirée à Chanter l’icône, une œuvre-concept originale, à la fois concert et conférence, dans laquelle se mêlent des dimensions visuelles, musicales et didactiques, sur une musique de Michel Petrossian, avec la participation de la conservatrice des collections byzantines du Petit Palais, Raphaëlle Ziadé. Par la grâce d’une icône du XVIIe siècle, nous voguerons entre la Crète, Venise, Constantinople, Damas et Jérusalem.
Luca Antignani est un compositeur italien qui affectionne et utilise beaucoup la musique populaire de son pays. Il sera en résidence chez nous cette année avec pour objectif une création d’envergure pour douze voix et violon au mois de juin. C’est l’exceptionnel Francesco D’Orazio qui tiendra l’archet. De plus, Luca écrira une pièce pour clavecin et percussions qui sera créée par Jean-Marc Aymes le 24 mai. Il dispensera dans la salle Musicatreize des masterclasses de composition à l’issue desquelles les « jeunes talents » de l’Institut d’Enseignement Supérieur de la Musique d’Aix-en-Provence donneront un récital de pièces d’Ohana et d’Antignani. Dans sa masterclass de piano et musique de chambre, Jean-Claude Pennetier s’attachera également à l’étude des œuvres de Maurice Ohana, dont il est un interprète privilégié, pour transmettre les implicites du composteur.
Enfin, le moment est arrivé pour nous d’enregistrer des œuvres de François-Bernard Mâche. En arrière-plan d’une musique ancrée dans le réel et le sensible, cet artiste possède une profonde culture musicale et une philosophie de l’art clairvoyante. Deux pièces ont été écrites spécialement pour Musicatreize. Elles s’inspirent des figures mythologiques auprès desquelles le compositeur exalte son imagination, mais reflètent aussi de manière très concrète l’environnement sonore de la terre grecque, sa sècheresse, ses insectes… avec des jubilations rythmiques capables de provoquer l’enthousiasme. L’album s’intitule Pluie d’or, en référence aux amours de Zeus et Danaé.
Les temps à venir
Des projets en route, il y en a tout le temps, il n’y a que ça. L’année prochaine, nous fêterons le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven, c’est maintenant bien sur les rails. On ne va pas faire du « Bétov », ce n’est pas notre rayon d’action, mais j’ai commandé à douze compositeurs douze Lettre à Élise pour chanteur, piano ou accordéon. Ce sera un hommage à notre façon.
L’envie de composer, je l’ai ressentie en voyant Ohana à sa table de travail. Il écrivait régulièrement de 9h jusqu’à 15h, dans un moment de solitude, sur de belles partitions calligraphiées avec soin et, après une brève collation, sa vie sociale démarrait. Pour moi, qui cours du matin au soir pour faire vivre l’entreprise Musicatreize, cette hygiène de vie est aussi désirable qu’inaccessible… [Un ange passe]
Sensibilisation, médiation, formation… font partie de la panoplie d’outils pour préparer le public de demain. J’insiste pour que les choses se fassent en profondeur. Je suis convaincu que l’on écoute d’autant mieux la musique lorsqu’on a participé, ou été associé d’une manière ou d’une autre, à son élaboration. Ainsi l’auditeur peut s’approprier la musique de l’intérieur, en accepter la découverte. Jean-Christophe Marty mène cette année un travail participatif de ce type que nous sommes heureux d’accueillir.
La question de ma succession ne me dérange pas du tout. Je ne me fixe pas de délai. Il ne s’agit pas de demain matin, mais je sais qu’un jour mes bras ne se lèveront plus. Néanmoins, le patrimoine de Musicatreize devra continuer à fructifier. Refuser d’envisager cette question serait y renoncer. Il est essentiel de transmettre le flambeau pour alimenter sans relâche le feu sacré.
Propos recueillis par Roland Yvanez
Prochains rendez-vous à la salle Musicatreize (53 rue Grignan, 6e) :
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Jeunes Talents (concert des étudiants de l’IESM) : le 7/02
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Avant-première par l’Ensemble Musicatreize : le 15/02
Rens. : 04 91 00 91 31 / www.musicatreize.org