Les 40 ans de Radio Grenouille
Les quarante ans rugissants
Créée à la libéralisation des ondes, Radio Grenouille prend le pouls de la cité phocéenne depuis quarante ans. Retour sur quatre décennies de bonnes ondes avec le directeur de la station, Jérôme Matéo.
François Mitterrand est élu président de la République ; un vent de liberté souffle sur les ondes. À la fin de l’année, les « radios libres » ont le droit d’émettre. Après des années en « pirate », Grenouille est officiellement créée au Théâtre Toursky, sous la houlette de son directeur Richard Martin. Il est alors question de libre parole, avec deux principales lignes directrices : la citoyenneté « dans une approche plutôt “anar” », et la culture et les arts.
Grenouille fête son quarantième anniversaire à la Friche, où la station a été parmi les premières structures (avec Taktik, « l’ancêtre » de Ventilo) à s’installer au début des années 90. À deux pas des Grandes Tables, dans les locaux de la station toujours ouverts aux quatre vents, l’équipe de la radio s’affaire. Ils sont désormais une petite dizaine de permanents (épaulés par une centaine de bénévoles passionnés), et les visages ont bien rajeuni aux côtés des « historiques », Jérôme Matéo et Nelly Flecher. « Depuis une décennie, la question des “pratiques” (workshops, formations, ateliers…) auprès des publics, ce que l’on peut aussi appeler l’éducation populaire, a pris beaucoup d’importance dans la radio, et ça s’est reflété dans nos politiques de recrutement, explique Jérôme. On a développé cette volonté, amorcée dans les années 2000, de monter des programmes avec les personnes concernées, qu’il s’agisse de jeunes, de gens touchés par la santé mentale, d’artistes ou de populations de quartiers, sans démagogie aucune. Si on fait des programmes qui concernent la jeunesse, faisons en sorte que la jeunesse soit impliquée ! Sans compter que ces actions auprès des publics nous ont permis d’aller chercher d’autres financements, même si ça n’a pas été un déclencheur. »
Où l’on aborde la difficile problématique du modèle économique de la station, qui donne régulièrement lieu à des débats en interne : « En dehors des résidents bénévoles, la radio ne peut fonctionner que si on trouve des financements, donc des partenaires avec des moyens. De fait, il n’y a quasiment plus de programme autoproduit, que des coproductions. » Aujourd’hui, le budget de Grenouille et Euphonia — l’atelier de création et de production sonore créé par Lucien Bertolina et Fabrice Lextrait au moment même où la radio s’installait à la Friche, et avec lequel elle a fusionné au début des années 2000 — avoisine les 500 000 euros, dont une bonne moitié de subsides publics. « On doit être aujourd’hui dans un ratio 50/50 entre subventions et “fonds propres”, détaille Jérôme. Là où il y a une quinzaine d’années, on était à 80/20 ! Avec en plus, à l’époque, de nombreuses subventions de fonctionnement qui n’existent plus. Il fallait réagir à cette disparition et aller chaque année chercher de nouveaux partenaires. » De fait, la question de l’indépendance éditoriale se pose moins pour Grenouille depuis qu’elle a pris le virage des coproductions et délaissé la publicité, « même s’il y a encore des gens pour nous dire que nos programmes sont du publi-reportage… »
Une autre problématique s’est avérée beaucoup plus prégnante avec le temps : la place de la culture et des arts, « en quelque sorte l’ADN de la radio », qui semble s’être étiolée quelque peu. C’est que, au fil des décennies, la ligne éditoriale a beaucoup évolué.
Dans les années 90, Grenouille est très orientée vers la musique. Une question de coût évidemment, mais aussi — et surtout — d’époque : l’émergence des musiques électroniques, avec la présence de tout ce que la cité phocéenne compte de Dj’s derrière le micro, impulse un mouvement dans les trois huit de la bande FM. « On s’est dit que la radio, ce n’était pas que de la diffusion ou de la promotion, mais aussi l’expression d’une scène, et qu’il fallait faire en sorte que des micro-scènes de la ville puissent se croiser entre elles. On y a consacré beaucoup de temps, avec de nombreux relais, comme Oil ou Renaud Campana… »
Sous la direction de Julie de Muer dans les années 2000, Grenouille consolide son rapport avec le studio Euphonia et s’affirme comme producteur culturel et artistique, multipliant les médiations, les plateaux en public et les résidences (Nicolas Frize, les Puppetmastaz…). Avant de se tourner vers les actions avec les publics à l’orée de la décennie suivante. Aussi, les deux premières lignes de force de la radio (art & culture d’un côté, citoyenneté de l’autre) sont-elles devenues « quatre voies », avec l’émergence de deux nouveaux axes de travail : la jeunesse et l’environnement, « une question dont le milieu culturel, à commencer par nous, a mis beaucoup de temps à s’emparer. » D’où cette « marginalisation » de la ligne historique « Art et culture » qui, là encore, relevait avant tout d’une volonté de s’intéresser à d’autres champs, même si avec la crise de la culture en 2017, la question du modèle économique de la radio se posait plus que jamais. Jérôme assure que « ce passage-là est derrière nous depuis deux, trois ans, avec la sortie de la crise et le renouvellement des équipes. »
La jeune génération qui anime aujourd’hui en grande partie la radio est en effet venue avec ses idées, et ses réseaux : « Ils ont été proactifs, pas que sur le champ musical d’ailleurs, mais sur ce champ-là, ils ont pris des initiatives : ils sont allés chercher Djel, les nouveaux disquaires, Cyril le jazzman… Alex, un ancien de Cave Carli Radio, a amené son réseau et on s’est remis à travailler avec les nouvelles générations. » Une manière pour Grenouille de ne pas devenir « Radio Sénat, avec en majorité des mecs d’origine européenne de plus de cinquante balais », d’autant que ce « rajeunissement » s’est accompagné d’une prise de conscience collective, sur la place des jeunes comme sur celle des femmes.
Résultat : une station rajeunie, féminisée, plus inclusive, et dont l’audience, avec 30 000 auditeurs par semaine en moyenne, s’avère « plutôt honorable, même si ça n’a jamais été notre préoccupation principale… » Le plaisir et la liberté sont toujours de mise pour Grenouille qui, en tant que radio associative, n’a pas les contraintes du privé : « Écouter un morceau de Fela de dix-huit minutes en pleine après-midi, ou des gamins des quartiers pas spécialement à l’aise au micro, ce qui est très touchant et intéressant, mais ne va pas faire d’audience, c’est encore possible sur Grenouille. » À quarante ans, notre batracien préféré semble plus que jamais une radio libre.
Cynthia Cucchi
Radio Grenouille : à écouter sur le 88.8 FM et en ligne.
Rens. : www.radiogrenouille.com
Mais au fait, pourquoi « Grenouille » ?
À l’origine du patronyme de la station, une anecdote historique et ô combien métaphorique de la libéralisation des ondes. Jérôme raconte : « Avant la Révolution française, fut un temps où les douves des châteaux étaient un terrain propice aux grenouilles, dont les bruits nocturnes empêchaient les seigneurs de dormir. Ces derniers obligeaient donc leurs serfs à “faire en sorte” qu’on ne les entende plus. Au moment de l’abolition des privilèges, les serfs n’étant plus dans l’obligation de tuer les grenouilles, on s’est mis à les réentendre ! »