Les Marchands par la Cie Louis Brouillard au Théâtre National de Marseille La Criée
Les contes de l’amère loi
Avec Les Marchands, on retrouve tout le talent de Joël Pommerat : jeux d’ombres et de lumières, disparitions et apparitions soudaines de personnages et de mobilier, voix off cinématographique… Il instaure ainsi une relation particulière entre le plateau et les spectateurs, faite d’allers-retours entre perception et réalité.
Ici, l’humour n’a pas sa place. La vision de la société est clinique, cynique. Cette froideur est d’abord visuelle et sonore. Aucune couleur chatoyante n’égaye les tenues des comédiens, aucun éclairage d’ensemble ne vient illuminer le plateau, et on ne connaîtra jamais le nom des personnages. Seuls comptent leur fonction professionnelle ou leur identité sociologique. A commencer par les deux principales protagonistes, une ouvrière de l’usine Narcilor et son « amie », qui habite seule au 21e étage d’un immeuble.
On croit d’abord comprendre que le travail et la famille sont indispensables, nous permettant de vaincre la solitude et de gagner de l’argent. Mais cela nous rend-il vraiment heureux, et sommes-nous prêts à tout pour obtenir cette impression de bonheur ? L’évolution de la pièce répond par la négative à ces deux interrogations, avec quelques longueurs toutefois. Quand le travail permettrait d’échanger du temps contre de l’argent — ce qui fait de nous des marchands —, la solidarité d’une famille devrait aussi subvenir à nos besoins, si nécessaire. Ces affirmations sont ici au conditionnel et les impressions, peu à peu remplacées par une réalité bien plus amère. La famille pardonne le meurtre, mais pas la prostitution. Elle rejette autant la voisine prostituée que « l’amie » qui ne travaille pas, manque d’argent et finit par commettre l’impardonnable. L’ouvrière ne se rend pas compte que son corps s’abîme à la tâche jusqu’à l’empêcher de travailler.
On l’aura compris, le travail ne garantit pas plus la santé que le bonheur. Mais a-t-on vraiment tout compris et les personnages eux-mêmes savent-ils ce qu’ils sont en train de vivre ? D’un côté, les paroles des personnages arrivent longtemps par bribes, obligeant le spectateur à se fier à une voix off pour suivre l’histoire, jusqu’à brouiller ses cartes morales… De l’autre, les personnages fondent leurs croyances sur une réalité qui bascule parfois dans la fiction. « L’amie » confond ainsi son père avec son oncle et présente à sa famille un grand fils sorti de l’usine. L’ouvrière n’est pas sûre d’avoir vécu ce dont elle se souvient. On en vient même à penser que les morts sont les seuls à détenir la vérité et réellement vivre puisque les faux-semblants n’ont pas leur place dans l’au-delà. La vérité est (sans doute) ailleurs…
Guillaume Arias
Les Marchands par la Cie Louis Brouillard était présenté du 13 au 16/02 au Théâtre National de Marseille La Criée.