Les Rencontres à l’échelle 2016
A l’échelle du monde
C’est avec une joie grave que nous retrouvons la onzième édition des Rencontres à l’échelle, qui poursuivent leur parcours de festival engagé à nous livrer un récit du monde d’aujourd’hui, à travers les voix et les langues multiples d’artistes émergents ou confirmés d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient.
A l’heure où les questions de migration sont plus que jamais d’actualité, avec le démantèlement de la « jungle » de Calais, les camps de fortune à Stalingrad à Paris, l’expulsion du Manba à Marseille, l’arrivée des migrants en province qui fait trembler, il est plus qu’heureux que les Rencontres à l’échelle reproportionnent le monde à taille humaine.
Cela fait plus de dix ans que Julie Kretzschmar et son équipe portent à bout de bras ce festival de théâtre ouvert sur le monde et sa pluralité. Cette année encore, le programme dessine un puzzle d’une quinzaine de projets avec un fil conducteur politique visant à montrer à Marseille la vision d’un monde possible, en mettant en écho différents récits, représentations, regards sur la guerre et sur la migration pour créer un paysage commun.
La plupart des propositions sont les premières ou deuxièmes créations des artistes invités, appartenant à la génération des moins de quarante ans ; des spectacles souvent inédits, ou tout juste éclos.
Certains artistes sont déjà venus (David Geselson, Omar Abusaada, Laurent Petit, Lénaïg Le Touze), d’autres présenteront leur travail pour la première fois à Marseille, comme c’est le cas pour Jean-Paul Delore (qui a créé Machin la Hernie cette année avec Dieudonné Niangouna comme interprète), qui propose avec Macbeth quand même une variation autour de la pièce de Shakespeare, une réflexion théâtrale et ludique non conceptuelle sur des thèmes connus et présents dans notre imaginaire collectif, avec des performeurs sud-africains de la génération post Apartheid, musiciens, street artistes, danseurs…
Adeline Rosenstein, que l’on a aperçue en octobre lors d’ActOral, reprendra Décris-ravage, succès d’Avignon Off cet été. L’Allemande est elle-même le fruit d’une éducation multiculturelle acquise à Genève, Berlin, Jérusalem ou Buenos Aires. Sous la forme d’une conférence dansée de quatre heures découpée en six épisodes, elle nous apprend à désapprendre et à comprendre l’histoire de la Palestine en triant les documents d’archive avec un point de vue fin et vif, pour « démêler puis refaire le nœud de ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive là ».
L’Egyptien d’adoption Henri-Jules Julien travaille sur la question de l’étranger et de l’hospitalité avec le sujet des villes-refuges dans De la justice des poissons, inspiré d’un texte du philosophe Emmanuel Levinas. Entendu trois fois en changeant de pronoms et de langues, le texte interroge le point de départ de la parole et sa réception. C’est par ces petits écarts linguistiques que s’ouvre la porte d’entrée aux grands questionnements.
Alors que j’attendais d’Omar Abusaada (le metteur en scène d’Antigone of Shatila, donné l’an passé aux Rencontres à l’échelle), vu à Avignon In, évoque la complexité du quotidien d’une famille qui veille son fils/frère/fiancé dans le coma à Damas, à des kilomètres de la représentation que l’on peut s’en faire. L’œuvre s’avère d’autant plus importante qu’elle est la seule d’une telle ampleur provenant de cette région à cette époque.
Autre projet syrien, Je ne me souviens plus de Waël Ali dépeint également Damas en confrontant les générations et en s’interrogeant sur les motivations à rester ou à partir.
Doreen, deuxième projet de David Geselson, qui nous racontait la vie de son grand-père dans En route Kaddish l’année dernière, crée un rapport intime avec le spectateur et une traversée de l’histoire du 20e siècle grâce à Lettre à D., autour des lettres d’amour et d’excuses adressées par André Gorz, précurseur français d’une pensée de l’après-guerre, à sa femme, publiées un an avant leur suicide partagé.
En étalant l’édition sur trois mois, les Rencontres à l’échelle espèrent aussi toucher un public plus élargi, de non habitués, afin que résonnent, au-delà des frontières du milieu théâtral, ces écritures essentielles à la lecture d’un monde où cruauté et beauté se côtoient sans barrage.
Barbara Chossis