Champs d’espoir
C’est au son des chants d’Oum Kalsoum l’Egyptienne dans Fatmeh d’Ali Chahrour, et de Gougoush l’Iranienne chez Gurshad Shaheman et la trilogie Pourama Pourama, que s’est ouvert et clôturé le premier temps fort des Rencontres à l’Echelle, à quai jusqu’en janvier. En ce début de traversée, dans les eaux saumâtres de cette fin d’année 2015, nous avons croisé foule de destinées singulières, chargées d’histoire(s) et d’espoir, racontées par des artistes aux gestes forts et engagés.
La première rencontre se fait à rebours, sous une lune orientale. Les deux danseuses de Fatmeh, aux cheveux longs et noirs, aux hanches souples et aux regards transperçants partent dans des transes frénétiques, atteignant leurs confins physiques, dans l’épuisement et l’apaisement. De l’épilogue au prologue, au rythme des darboukas et des chants lancinants, elles remontent le fil d’un récit marin, dessinant avec leurs jupes et voiles des volutes, des tornades, des tsunamis, dans lesquels on projette ici la liberté, là la contrition.
Quant à Malika Djardi, coiffée de son bob platine, elle illumine par la fougue de sa première création. Dans Sa prière, Rihanna l’appelle à entrer dans une course effrénée autour d’une colonne à facettes : sa façon à elle de « se préparer à l’au-delà comme si elle devait mourir demain. » A la parole d’Aicha, sa mère musulmane, sur sa conversion, sa pratique de la religion et sa vie intime et familiale, Malika réagit en mouvements parfois amples et d’une liberté folle, parfois minimalistes, réduits à l’essentiel, esquissant avec grâce un visible concrètement divin.
81 avenue Victor Hugo s’entame sur une fable du paradis. Une histoire de porte, de gardien et de destin. On pénètre en même temps que les interprètes dans le Pôle Emploi désaffecté d’Aubervilliers, squat de ces anciens sans-papiers qui racontent leurs vies de galères. De la situation dans leurs pays d’origine qui les a forcés à migrer (« Si l’on va chez son voisin c’est que chez soi ça ne va pas »), aux périlleuses étapes semées d’embûches pour atteindre l’Europe, ils témoignent de tout ce qu’il en coûte de persévérance pour survivre.
De l’autre côté du prisme, la Russe Tatiana Frolova soulève le tabou du suicide dans la société. Le Songe de Sonia, performance théâtrale, filmique, visuelle et plastique, allie Dostoïevski et empreinte sibérienne au documentaire avec l’histoire de Sonia, ancienne stagiaire dépressive du KnAM et de sa tentative d’en finir. Trois acteurs en jeu dans une esthétique magnétique de l’obscurité et de la lumière. Un traitement glacialement magistral du désespoir éprouvé par une personne toutes les huit secondes dans le monde.
Autre récit, autre point de vue : « Comment continuer à raconter des histoires malgré la peur ?, s’interroge David Geselson. Par souci de survie », répond-il avant de narrer l’épopée de son grand-père, Yehouda, qui démarre alors qu’il est encore étudiant dans une yeshiva en Lituanie. La guerre et l’amour en filigrane l’un de l’autre parsèment le parcours de l’homme, parti s’installer dans la vallée du Jourdain en Palestine à 19 ans, en 1934, séduit par l’utopie socialiste laïque des kibboutz, avant de déchanter. Elios Noël prête corps à ce grand-père disparu, pour une ultime confrontation face aux reproches de son petit-fils qui lui demande des comptes. Ce à quoi l’intéressé lui répond que c’est à présent à lui, à sa génération, de prendre les décisions.
Enfin, Gurshad Shaheman nous convie lors de trois performances dans lesquelles il se met en jeu, lui et ses racines. Dans les premiers actes, la parole se fait par l’entremise d’un enregistrement, tandis que Gurshad partage avec nous sa présence. Dans Touch me, il est surtout question de sa petite enfance en Iran avant la révolution, dans le gynécée familial, en l’absence du père. Or, cette douceur originelle bercée par les légendes ancestrales contraste avec la dureté de l’autoritarisme religieux et paternel qui suivront. Le temps d’avant la révolution s’apparente à un paradis perdu, et cerné par les règles ; Gurshad développe une honte vis-à-vis de son corps que son père n’ose effleurer. Il fait alors appel au public qui doit le toucher pour que le récit continue. Ironie du sort, c’est plus tard que se nouera chez le docteur l’intimité avec le père malade.
Changement de décor et de dispositif pour Taste me. Ambiance cabaret pour les spectateurs invités à table à déguster les spécialités culinaires du comédien. On boit et l’on mange tandis que d’une robe et de talons vêtu, il s’affaire aux fourneaux. La lumière est cette fois sur sa mère, jeune fille indépendante rêvant d’être avocate, finalement mariée à 19 ans et dont les ambitions seront brisées avec l’avènement de la charia. Pourtant, un divorce et un exil à Lille plus tard, celle-ci aura finalement réussi son émancipation. Cette partie décrit aussi les premiers émois sexuels de Gurshad, en guise d’introduction au troisième et dernier morceau de la trilogie.
Trade me voit Gurshad s’adresser au public directement. Evoluant d’abord autour d’une salle cubique, il y entre ensuite pour mieux raconter ses frasques et ses passes. Les spectateurs, invités un par un à pénétrer dans l’antichambre de sa vie intime, écoutent et figurent ces épisodes amoureux et échanges financiers. Gurshad prend la peau de la diva Gougoush : pas une martyre, mais une sainte.
Trois récits composant sa personne, livrés sans fausse pudeur mais avec délicatesse et un aplomb splendide.
Rendez-vous en janvier pour la suite du périple sur la même ligne de foi…
Barbara Chossis
Les Rencontres à l’Échelle : jusqu’au 30/01/16 à Marseille.
Rens. : 04 91 64 60 00 / www.lesrencontresalechelle.com
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