Concordance des temps

La quarante-neuvième édition des Rencontres d’Arles va assurément susciter des débats. Nous voici peut-être à la veille d’une possible contestation de grande ampleur où chacun devra choisir son camp : se projeter dans un passé riche en expériences ou vers un futur où le progrès technique nous affranchirait de contraintes physiques.

Arles est une ville de paradoxes. Haut lieu du tourisme avec ses festivals de musique, ses férias et son patrimoine grandeur nature entre majestueuses arènes et découvertes archéologiques majeures, la ville possède l’un des taux de chômage les plus élevés de la région (plus de 16 % pour les 16-64 ans en 2014 selon l’INSEE) et une forte concentration de moustiques, qui semblent apprécier aussi bien les habitants que les touristes.

Un tel cadre, propice à l’inspiration des créateurs d’images, prédestinait certainement la ville à accueillir les Rencontres de la Photographie depuis 1970. Les chiffres font tourner la tête : 125 000 visiteurs en 2017, environ trente lieux investis, quinze salariés permanents, 380 emplois saisonniers, des expositions étalées sur près de trois mois. Pour autant, la photographie ne quitte jamais vraiment la commune puisqu’en dehors de la période d’expositions, l’École Nationale Supérieure de la Photographie accueille enseignants et étudiants et les 5 000 tirages du Musée Réattu font le bonheur de ses visiteurs.

Depuis près de cinquante ans, l’événement a évolué et de nombreux artistes ont été découverts ou redécouverts sur des thématiques naviguant entre fiction et réalité avec de plus en plus de visiteurs étrangers. Il y a donc une double dimension, locale et internationale.

D’un côté, c’est peut-être pour cela qu’Hervé Schiavetti, par ailleurs Vice-Président des Rencontres, parle de l’événement comme d’un véritable habitant d’Arles, inspiré et inspirant, générateur d’emploi et lieu d’excellence. D’un autre côté, la dimension économique de la culture préoccupe État et collectivités, pour nos très chères entreprises, et les artistes, pour leur (sur)vie. Rien n’est alors étonnant au fait que les mots de la ministre de la Culture, Françoise Nyssen (originaire de la ville), et du Président des Rencontres, Hubert Védrine, insistent sur l’importance du rayonnement et de l’attractivité de la manifestation.

Tous les acteurs institutionnels saluent en tout cas une capacité d’innovation tous azimuts. Outre le choix des artistes et œuvres exposées, des thématiques choisies, cette année encore, le renouvellement est de mise avec, notamment, une première association avec le Mucem pour l’exposition Manger à l’œil.

Au milieu de ce foisonnement d’images et de mots continue de pousser la tour de Frank Gehry depuis 2014, couverte de ses 11 800 briques d’acier et ressemblant à un géant de papier mâché comme la plupart des œuvres de l’architecte. L’édifice devrait atteindre ses 56 mètres en fin d’année. À l’heure où l’on vante les mérites de la polyvalence, devenant presque une nécessité plus qu’une qualité, la tour abritera expositions, restauration et production d’œuvres d’art, mais aussi des espaces de travail et des archives.

Les points clés de l’édition 2018 sont, d’une certaine manière, à l’image de cette tour, un objet qui donne l’impression de venir d’un vrai futur ou d’un passé fictionnel, comme dans le courant littéraire du steampunk qui imagine un autre XIX^e siècle. Nous vivons une période bien étrange. Quand certains se projettent plutôt dans le progrès technique, entre réalité augmentée, big data, voyage touristique autour de la lune et transhumanisme, avec des smartphones dans les mains d’enfants de plus en plus jeunes, d’autres affectionnent circuits courts, agriculture biologique, systèmes d’échanges locaux (SEL) et nouvelles monnaies locales.

Nous sommes donc à un moment charnière de notre histoire, où l’avenir se trouve peut-être dans notre passé.

En 1958, c’est la banalité, l’ennui des Américains, mis en lumière par les décadrages du photographe Robert Frank, qui suscitait la critique et annonçait une révolte poindre à l’horizon. L’exposition America Great Again !, dans laquelle ces tirages figurent, l’associe à d’autres artistes pour retracer soixante ans de chroniques américaines et témoigner de ces moments précédant les grands changements.

1968 est l’un de ces évènements majeurs, qui fête ses cinquante ans cette année, et bénéficie d’une mention spéciale avec Cours Camarade, le Vieux monde est derrière toi, commentée par les historiens Ludivine Bantigny et Patrick Boucheron. Car les plus jeunes ne savent peut-être pas que cette révolution a associé étudiants et « intellectuels », mais aussi travailleurs. Cette année-là, déjà, certains voient l’avenir dans la vie en communauté comme le montre l’expérience d’Auroville en Inde avec Christoph Draeger et Heidrun Holzfeind.

À l’inverse, au sein de l’exposition Humanité augmentée, Matthieu Gafsou nous propose un saut dans le futur. L’artiste nous parle en effet de futurs possibles, où l’homme invalide est rendu valide par l’exosquelette et l’homme vieillissant pourrait retrouver une nouvelle vie avec la cryogénisation.

Avec Le Monde tel qu’il va, ou Les plateformes du visible, les autres expositions de ces Rencontres portent en leur dénomination autant de messages brouillant la frontière entre réalité et fiction. Voilà bien l’une des forces de la photographie. Nous rendre hésitant sur l’existence avérée de l’image contemplée. Figé par l’objectif, le temps est arrêté en apparence mais continue d’avancer dans notre imagination. Ce n’est pourtant pas de la science-fiction.

Guillaume Arias

Les Rencontres d’Arles : jusqu’au 23/09 à Arles.
Rens. : www.rencontres-arles.com