Les Rencontres d’Averroès
Temps qu’à faire…
« La Méditerranée au temps du monde » était le thème des quatorzièmes Rencontres d’Averroès organisées le week-end dernier au parc Chanot. Un large et passionnant débat pour penser la Méditerranée des deux rives aujourd’hui.
Créées en 1994, les Rencontres d’Averroès se sont étoffées au fil des ans, en complétant les tables rondes initiales par une approche artistique, souvent plus accessible, de la problématique. Le programme « Sous le signe d’Averroès » se déploie désormais dans toute la région sous forme de lectures, projections, spectacles, concerts et expositions. Ainsi, une rencontre autour du livre Jeunes Turcs en présence de son auteur Moris Farhi, écrivain turc émigré en Angleterre car persécuté dans son pays, aura permis de découvrir cet immense écrivain, qui reste persuadé que les valeurs philosophiques, politiques et artistiques répandues dans le monde à partir de la Méditerranée sont toujours à l’œuvre. « Cette vision humaniste, aujourd’hui minoritaire, est toujours là alors que les autocrates, les théocrates et tous les empires finissent toujours par disparaître », affirme l’artiste engagé. Ses propos, entendus aussi lors de la deuxième table ronde intitulée « La Méditerranée à l’épreuve du temps », ont été relayés par l’écrivaine Dominique Eddé. Lors de ce temps de réflexion plutôt philosophique et politique, la brillante Libanaise a exprimé son « pessimisme positif » à propos de notre rapport au temps au sein de cet épiphénomène que représente la mondialisation : « Le grand blessé du XXe siècle, oublié de nos livres d’histoire, c’est paradoxalement le temps. Non pas celui qui se compte en jours, en mois et en années, mais celui qui habite la langue, la pensée, les arts, la relation à l’autre, la relation à Dieu. De cette rupture sont nées toutes sortes de crises et de rendez-vous manqués. Ce temps détraqué affecte tout ce qu’il touche, y compris la notion même de démocratie. » Elle explique que le temps de l’Occident s’impose partout et que le 11 septembre serait un « coup de calendrier ». Pour comprendre notre monde, elle refuse les visions binaires, sans oxygène, et tire la sonnette d’alarme concernant l’Iran : le temps des résistances n’est pas celui de l’Occident, il faut ménager des aérations et des nuances pour parvenir à se comprendre et à s’entendre. Un rapport au temps plus serein, moins habité par les cadences du productivisme ou par la violence politique, est nécessaire. Il faut se réapproprier un style de vie méditerranéen, distinct de l’American way of life, fondé sur un autre rapport au temps, à l’art de vivre et d’habiter le monde. De l’éloge de la sieste et du régime crétois… Une fine réflexion, profonde et constructive, qui rendait cette deuxième table ronde très émouvante.
La première table ronde évoquait quant à elle l’histoire de la Méditerranée sous l’angle de sa place au sein du monde : l’Antiquité a fait de la Méditerranée un centre, mais ce moment historique a été aboli par d’autres époques qui l’ont reléguée aux marges de l’Histoire. Les intervenants, surtout historiens, ont débattu de ce processus complexe en évoquant la mare nostrum, les peuples dits barbares, l’héritage gréco-romain… Une moment érudit et très historique.
Le troisième temps de réflexion — plus économique — se pencha plus étroitement sur la Méditerranée dans la mondialisation. Au milieu des analyses financières et des projets coopératifs, Michel Péraldi, ethnologue et grand spécialiste des villes en Méditerranée (1), réussit à nous captiver en évoquant son passage-test de la frontière entre Tijuana et San Diego, où sa tête de Marseillais corse faillit lui jouer des tours auprès des douaniers états-uniens. « A pied, cela représente deux heures trente de marche au bout desquelles on n’est pas sûr d’arriver au but. Parallèlement à ce passage, le marcheur peut apercevoir une autoroute murée utilisée par des centaines de camions reliant directement les entreprises mexicaines aux entreprises américaines. » Une expérience à chaud qui montre les réalités cruelles de cette mondialisation.
Au final, trois débats de grande qualité, autant par leurs intervenants que par le public, curieux et attentif au « monde ». Dominique Eddé souligne d’ailleurs que Marseille et ces Rencontres l’ont réconciliée avec la France. Alors, suivez son conseil méditerranéen : prenez le temps des choses inutiles, travaillez moins, lisez et faites la sieste, vous serez déjà un résistant à cette mondialisation folle et meurtrière…
Eva D
(1) Coauteur avec Michel Samson du génial ouvrage Gouverner Marseille. Enquêtes sur les mondes politiques marseillais (éd. La Découverte)