L’Interview | Bertrand Belin
Entre une balance, une précédente interview sans fin et un concert le soir même à Nancy, Bertrand Belin prend le temps de répondre à quelques questions. Questions qui devaient se décliner sur la thématique « Avec le temps » — clin d’œil au festival qui va l’accueillir sur la scène du Merlan — mais qui se sont soldées par un échange sur la création et l’écriture, qui lient, depuis toujours, tous ses différents projets.
En ce début 2019, l’actualité de Bertrand Belin est chargée : sortie de son sixième album, le planât et envoûtant Persona, un troisième roman, Grands carnivores, un premier Olympia (le 11 avril prochain) et une présence remarquée en tant qu’acteur dans le dernier film de Dominique Choisy Ma vie avec James Dean, dont il a aussi signé la BO… Début février, il était également sur la scène du Théâtre National de Bruxelles dans Low Heroes de Renaud Cojo, où se croisent les fantômes et les musiques de Philip Glass et David Bowie.
Avec le temps, a-t-on tendance à vouloir découvrir de nouveaux territoires, de nouvelles façons de créer ?
Je crois que j’ai toujours fait ça. Depuis vingt ans, je collabore avec divers artistes, j’ai accompagné des spectacles de danse, joué dans des films, fait des BO… mais on n’en parlait pas. (Sourire)
Je continue à faire tout ça parce que j’adore aller voir ce qui se passe dans les fabriques de récits. C’est désormais plus visible, mais je n’ai pas changé mon métabolisme de musicien et d’auteur, je fais comme toujours.
Ces diverses approches interfèrent-elles parfois entre elles ?
S’il y a certaines mises en relation autour de thèmes ou de mots, elles sont fortuites. Ce ne sont pas non plus des clins d’œil, mais plutôt des petites cargaisons d’impressions qui tournent dans ma tête, et qui vont s’inviter dès que je me mets à penser à quelque chose, à écrire…
Vous vous autorisez à aller vers un style beaucoup plus déstructuré, une structure poétique, quasi surréaliste. Tous ces univers que l’on découvre sont comme des petites explosions à chaque fois…
C’est vrai qu’il y a un pouvoir dans les mots qui s’apparente un peu à la chimie. Des réactions entre les mots eux-mêmes et entre les mots et la musique… Il y a des explosions en effet, des rapports de force, des rapports de contacts passionnants entre les mots. C’est ce qui me passionne dans le fait d’écrire : voir réagir les mots, produire du sens, des nouveaux sens, des sens alternatifs, des doubles sens. J’aime bien observer ces alchimies, les construire et considérer l’écriture un peu comme un travail de laborantin.
Est-ce que vous privilégiez le mot sur le son ?
Non, je pense que c’est un négoce permanent entre la question du son et du sens, mais je privilégie toujours le sens. Toutefois, je sais bien que pour obtenir un propos semblable, nous avons une variété de mots à notre disposition et donc je n’ai plus qu’à en choisir un plutôt qu’un autre. Pour moi, écrire des chansons réside dans ce négoce permanent entre la plasticité des mots, leurs sens et l’organisation d’un propos dans le cadre esthétique. Voilà ce qui est beau dans la chanson.
Avec le temps, allez-vous vers l’épure ?
J’ai l’impression que ça fait longtemps que je pratique cette soustraction-là. Sur mon précèdent disque, c’était aussi présent. En tout cas, il est certain que je ne fais pas marche arrière. (Sourire)
… ou même vers une poésie pure ?
Je ne m’en rends pas compte à ce point-là… par rapport à mon premier disque, c’est vrai, mais concernant mes trois précédents, même Hypernuit, j’ai l’impression que je n’ai pas tellement changé ma façon de faire…
Peut-être avez-vous raison en fait (rire), la narration m’a très vite ennuyé, en tout cas dans la chanson. Son côté temporel m’ennuie. Je n’aime pas le déroulement dans la chanson, j’aime que partout ça soit le milieu… ou le début, ou la fin. En revanche, j’aime beaucoup écrire des livres, et la narration, là, est une chose qui m’intéresse énormément !
Ce qui nous embarque dans vos chansons, ce sont justement ces kaléidoscopes poétiques, où le flou, les contours moins précis du texte, offrent des paysages de pensées…
Le geste artistique demande une certaine précision. Mais dans l’écriture, il peut y avoir un certain flou, un certain hors champ ou un certain manque d’information dans une chanson ; chose que l’on ne peut pas se permettre dans un échange d’infos dans la vie quotidienne, où il faut être précis sur les contenus. Mais quand on écrit une chanson, un poème, on peut profiter de l’occasion pour voir ce que le langage a à nous dire en dehors de son champ normalisé.
Pour reprendre « la vague à l’âme » des Nuits bleues, est-ce qu’avec le temps vous vous sentez glisser vers une sorte de — voire une totale — mélancolie ?
Je ne dirais pas que je suis dans une totale mélancolie, ça serait dramatique ! Écrire des chansons, c’est une de force de vie. (Rire)
Pour moi, la mélancolie est une chose très grave. Dans la vie, ça peut arriver bien sûr, mais ce n’est pas un état général et permanent. Je parlerais plutôt d’une position calme et concentrée que d’une mélancolie concernant Persona.
Avec le temps, on s’incline davantage sous le poids des années, de la charge du monde, qu’est-ce qui vous fait vous incliner ?
Peut-être qu’avec les années naît une certaine lucidité qui peut entraîner une sorte d’accablement, mais je pense que cette lucidité peut aussi engendrer une accalmie et une force de relativisation. Cela va dans les deux sens, ça fait un équilibre.
Dans Sur le cul, vous parlez « Des hommes et des femmes assis sur le cul dans la rue. » Cette chanson semble une version folk-western de votre vision de la précarité. Aussi, dans votre dernier roman Grands Carnivores, vous parlez d’une société dont les laissés-pour-compte n’ont pour horizon que le naufrage. Est-ce une façon plus poétique de parler de ces gens de l’ombre, sans les nommer ?
C’est tout à fait ça ! Pour moi, Sur le cul, c’est comme les poèmes de Jacques Prévert ou les photos de Doisneau, c’est-à-dire que derrière l’aspect enfantin et inoffensif peut apparaître une réalité assez cruelle.
Et vous, avec le temps, qu’est-ce qui continue à vous mettre « sur le cul » ?
La permanence de l’incommunication ! Le blabla. L’écume du discours. Notamment politique. Le vide de l’annonce politique en général.
Même si l’étiquette de chanteur engagé n’est pas celle que l’on vous colle d’office, n’y a-t-il pas tout de même un message politique diffus dans Persona ?
Il y a les préoccupations d’un citoyen, je ne suis pas qu’un chanteur ! Je traverse la ville, je la fréquente, et aussi ce pays. C’est moins un désir de positionnement politique que de sensibilité à des choses qui m’émeuvent. Et tout cela finit par s’imposer à moi. Je ne peux pas me satisfaire seulement de la fantaisie, bien que j’en ai et que je la pratique aussi, mais à un moment donné, il y a ce questionnement : « À quoi bon ajouter un livre à la somme des livres déjà existants ? » Idem pour les disques… C’est un peu chimérique comme quête, mais on espère pouvoir apporter une petite parole qui puisse au moins faire complicité.
Est-ce que le but de tout art n’est pas d’aider à vivre ?
Je le pense, mais difficile de l’affirmer quand on en est soi-même auteur. (Sourire) En tant que lecteur et mélomane, j’attends que les films, la musique et les romans me fassent cet effet-là, bien sûr.
On peut tout projeter sur votre musique ou vos textes, vos clips sont des petits scénarios. Avec le temps, le cinéma vous tenterait-il ?
Réaliser un film ? Non. J’aime énormément le cinéma, mais c’est une fabrique de récits que je ne comprends pas encore. Je me sens encore inapte.
Vous préférez approfondir vos rôles de comédiens ?
Ça ne me déplait pas d’avoir des aventures nouvelles dans la vie, donc si le cinéma devait être d’avantage un terrain d’exploration, j’en serais heureux, mais pas à tout prix. Il faut qu’il y ait de l’amitié, des beaux projets. Je n’ambitionne pas d’être acteur.
Tourner avec Dominique Choisy est un plaisir, recommencer avec lui, c’est absolument quand il veut ! J’ai des projets avec un ami réalisateur, Alex Pou, on tourne cet été.
En définitive, tout ce qui lie vos différentes activités ce sont les mots, qui se déclinent sur divers supports…
Oui, le lien, c’est l’écriture, le récit, raconter des histoires dans des modes différents, créer des émotions avec le langage. Il n’y a pas de disciplines où je me trouve être plus doué que d’autres. Je me trouve voyageur clandestin dans chacun des domaines que je fréquente.
En ces temps de promo tout azimut et avec le temps, quelle est la question que l’on vous pose le plus souvent ?
Je dirais que l’on ne me demande jamais comment ça va. (Rire)
Comment allez-vous, Bertrand Belin ?
Ça va !
Propos recueillis par Marie Anezin
Bertrand Belin : le 14/03 au Merlan, Scène nationale de Marseille (Avenue Raimu, 14e), dans le cadre du festival Avec le temps.
Rens. : www.festival-avecletemps.com
Pour en (sa)voir plus : www.bertrandbelin.com