L’interview – François Beaune
Son premier roman, Un homme louche, avait été l’un des coups de cœur de la rédaction l’an passé. A l’occasion de sa résidence à la Marelle, l’écrivain lyonnais revient avec nous sur son travail et ses multiples projets. L’occasion d’évoquer son concept de « louchitude », son Auvergne natale et sa future Odyssée méditerranéenne.
On a beaucoup comparé votre écriture à la littérature anglo-saxonne. Que vous inspire-t-elle ? Et plus généralement, quelles sont vos influences, non seulement littéraires mais aussi dans d’autres domaines artistiques ?
Ma plus grosse influence en littérature française, c’est Céline. Mon éditeur trouve qu’Un homme louche ressemble beaucoup à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Pour ma part, ça me fait penser à la voix off de Taxi Driver. Ce qui est assez vrai aussi pour mon prochain roman, mais traité différemment. Pour moi, l’écriture, c’est vraiment de la musique. On ne peut pas juger d’une phrase si on ne peut pas l’entendre.
Votre prochain roman, Un ange noir, attendu pour la rentrée littéraire de septembre, sera-t-il dans la même veine que le précédent ?
Pas du tout. Un homme louche était une sorte de journal de bord, presque un livre d’aventures, mais dans le monde (dé)limité d’un ordinaire, d’un quotidien. Le prochain traitera du roman noir, du polar. Il utilisera les codes du genre et pourra se lire comme tel, mais sans en être un à proprement parler.
Entre la revue Louche, le feuilleton numérique Les bonnes nouvelles de Jacques Dauphin et votre premier roman, le concept de « louchitude » jalonne votre parcours d’écrivain. Quelle pourrait en être la définition ? Et retrouvera-t-on le concept dans votre prochain roman ?
Non, puisque le théoricien du « louche », dont l’acception savante est le sous-réalisme, c’est Jean-Daniel Dugommier (ndlr : le personnage principal d’Un homme louche). Il va regarder au plus près le réel, jusqu’à loucher sur la réalité, de sorte qu’elle va être légèrement déformée. C’est une manière décalée de voir le monde et d’essayer de le comprendre en fonction d’observations et d’expériences quasi-scientifiques. Dans ses protocoles d’observation, il va par exemple échanger des vêtements dans les lavomatic pour voir comment on peut devenir un autre. Il fait des expériences très simples, matérielles, proches des expériences imaginaires qu’a menées Diderot. Le personnage de mon deuxième roman est son exact opposé. C’est un idéaliste. Un ange noir traite de la façon dont cet homme, avec son délire propre, va devenir dangereux. C’est un vrai connard ! Autant Dugommier m’était assez sympathique, bien que bizarre et un peu voyeur, autant le prochain est un vrai con. Ça a d’ailleurs été assez pénible à écrire, je m’en veux encore… (rires) Mais bon, vu que je ne sais toujours pas écrire, je ne peux pas faire autrement.
Comment ça, vous ne savez pas écrire ? On trouvera peu de monde pour dire ça après avoir lu votre premier ouvrage…
Ce que je veux dire par là, c’est que je n’oserais pas faire un roman à la troisième personne, avec beaucoup de recul. C’est plus simple de se mettre dans la peau d’un personnage, d’essayer de l’incarner. C’est un peu casse-gueule certes, et assez maso dans ce cas puisque mon personnage est raciste, mystique… tout ce que je déteste. Il n’y a même pas d’humour dans ce bouquin. C’est juste… pas drôle. J’avais sans doute besoin de traiter ça…
Voyez-vous vos personnages comme vos avatars littéraires ? Quelle est la part d’autobiographie dans ces différents projets ?
Mes ouvrages ne sont pas autobiographiques, même si évidemment n’importe quel artiste — pas seulement les écrivains d’ailleurs — puise dans ses expériences, son vécu, ses observations. Je prends énormément de notes, toujours à la main, qui témoignent forcément de ma manière de voir le monde. Mais à un moment, un personnage émerge de cette matière première, matière qu’il va finir par porter.
Comment travaillez-vous justement par rapport à toute cette matière que vous collectez ?
C’est un travail en continu. Je passe mes après-midi à lire les journaux, regarder la télé… Je pense d’ailleurs que c’est le mieux pour écrire : pas besoin de voyager, mieux vaut s’acheter une télé et regarder TF1. Dans les journaux que je compulse, il va y avoir des choses qui sont plus intéressantes pour un roman et d’autres pour le blog. Parfois, une seule phrase ou même une image peuvent attirer mon attention. Ce matin par exemple, j’ai trouvé un très beau fait-divers dans Libé : l’histoire d’une femme qui a empoisonné son mari pendant des années. Ça peut être l’idée de départ d’un roman… J’ai aussi trouvé une image. Elle va pouvoir être détournée dans les actualités louches de Jacques Dauphin. Donner un autre sens à cette image va me permettre de parler de l’actualité, mais autrement.
Comment travaillez-vous ?
Ça me prend des années ! J’ai commencé la première partie d’Un homme louche vers mes dix-neuf ans, et Un ange noir il y environ huit ans. Je n’écris pas en continu, mais par périodes. Ce dernier roman s’est concrétisé l’an passé, j’ai quasiment passé l’année dessus, à écrire tous les matins, de six heures à midi… quand ça ne me déprimait pas trop. C’est pour ça que je suis super content d’être à Marseille ; mon troisième roman, commencé depuis longtemps et que j’espère finir ici, sera une farce, un western. Comme je vais entendre du « marseillais » toute la journée, ça va tout changer. Je réécris en permanence et souvent en fonction de là où je suis. De fait, ça commence à devenir intéressant au bout de la sixième fois. – C’est comme l’eau de source, il faut que ça se nettoie de tous les mots, de toutes les phrases qui ne sont pas nécessaires. Céline disait : « Pour écrire 500 pages correctes, il faut en écrire 80 000. » En gros, si tu fais 160 phrases, il ne faut en garder qu’une. C’est du travail… J’ai la chance d’avoir de bons éditeurs, Yves Pagès et Jeanne Guyon, qui me font des retours.
En quoi va consister votre résidence à la Marelle et le projet Histoires vraies que vous allez entreprendre à Marseille ?
L’équipe des Grandes Tables propose aux personnes en résidence à la Friche de faire la cuisine ; c’est l’occasion de mettre à profit ma longue expérience de commis à Lyon. Comme je suis auvergnat d’origine, il va y avoir une très belle soirée auvergnate, où je ferai une vraie potée. On y dansera aussi la bourrée et je réciterai de la poésie auvergnate, que je compose moi-même… La soirée devrait s’appeler « Franchement, une soirée auvergnate, ça s’invente pas ». Un titre assez dans la mouvance de la poésie auvergnate… (rires)
Parallèlement à l’écriture de mon troisième roman, je vais essayer de développer le projet Histoires vraies, qui va se dérouler sur plus d’un an. On l’avait déjà fait à Paris, ça s’appelait Paris en toutes lettres. Au départ, c’est une idée mise en place par Paul Auster il y a une dizaine d’années. Il a créé une émission de radio, dans laquelle il demandait à des quidams de lui envoyer des histoires vraies un peu étonnantes depuis les cinquante et quelques Etats du pays. Il les sélectionnait ensuite, les éditait (en essayant de garder au maximum la forme brute), puis les lisait en direct toutes les semaines sur une radio inter-Etats. Ça a donné un livre compulsant près de deux cents histoires vraies, True tales of american life, qui a été en partie traduit chez Actes Sud. Sur ce principe-là, on a reçu près de 250 histoires ; certaines sont parues dans Libé, d’autres ont été lues sur France Culture… J’ai renouvelé l’expérience à Manosque, où j’étais en résidence dernièrement. Je vais faire la même chose ici jusqu’à la fin de ma résidence, en juillet, avant de partir en promo pour le deuxième roman. Cela va s’inscrire dans un projet avec Arte Radio et Grenouille, intitulé Odyssée 2013, histoires vraies de Méditerranée. L’idée, c’est de faire pendant un an, en 2012, le tour de treize ports de Méditerranée, Marseille inclus, pour y récolter de la matière (prise de sons, de texte…) : Barcelone, Tanger, Alger, Tunis, Tripoli, Alexandrie… Pendant un mois, je vais écouter les histoires des gens. Je vais aussi essayer de rencontrer des jeunes auteurs sur place afin de créer un réseau autour de la Méditerranée pour penser le monde contemporain…
Un peu à l’instar de ce que fait La pensée de midi…
Tout à fait. J’ai d’ailleurs l’intention de profiter d’être à Marseille pour rencontrer Thierry Fabre, dont je trouve le travail admirable. Sa collection Bleu chez Actes Sud est très intéressante aussi…
Ce projet semble plus relever du documentaire que de la fiction…
Ça tient à la fois du reportage, du documentaire et aussi, selon moi, de ce qui est la matière première de toutes formes d’écriture. Une fois constituée la matière brute (sons, textes, photos, vidéos), on créera un web-documentaire avec des éditeurs (Verticales pour le texte, Arte Radio et Grenouille pour le son et Le Bec en l’air pour l’image). En 2013, l’Odyssée sera achevée et on se retrouvera tous à Marseille pour restituer cette matière première. Si le projet se fait, l’idée serait d’éditer un livre, de proposer un feuilleton radiophonique et une pièce de théâtre de type épique. Voire autre chose, puisque ça va dépendre de ce qu’on va récolter pendant l’Odyssée, de nos rencontres… Il y a tout à imaginer. Antoine Oppenheim, du collectif Ildi ! Eldi !, avec qui j’ai travaillé l’an passé, se chargera a priori de la mise en scène de la pièce. J’imagine faire ça sur les îles du Frioul, sur un bateau… J’ai aussi dans l’idée de travailler avec des gens du milieu du rap et du slam à Marseille : le côté musical et scandé renvoie aux Aèdes de l’Odyssée qui racontaient le voyage d’Ulysse en musique. Il s’agit de restituer les histoires de manière orale, un peu directe, sans forcément passer par des formes théâtrales classiques.
Vous avez employé le terme de western en évoquant Marseille. Pourquoi ? Que vous évoque cette ville ?
Je connais assez bien Marseille. J’ai passé un mois l’été dernier au Panier et je viens tous les ans au moins une semaine. J’ai parlé de western parce que je veux explorer différents univers. Un homme louche était mon roman d’aventures, même si j’ai conscience que peu de gens le prennent comme ça. Un ange noir est mon polar. Et j’aimerais que le prochain roman ressemble à un western-spaghetti. J’essaie de traiter un genre à chaque fois. Ce qui est très agréable avec le genre, c’est que c’est codifié, les gens peuvent s’y rattacher et ça permet de dire ce qu’on veut, comme une contrainte libératrice.
Pouvez-vous nous parler du festival Le cinéma à l’envers… Comment vous est venue l’idée ?
Hélas, c’est fini. Tout est parti de la fermeture d’un UGC à Lyon, le Comœdia, qui était le grand cinéma historique de la ville, là où on avait diffusé les premiers films en technicolor. Je savais que le futur directeur, Marc Boni, ferait un projet plus orienté « Art et essai ». Pendant les travaux, ils ont laissé les six panneaux d’affichage, très grands par rapport à ce qui se fait maintenant (2 mètres par 3). A l’époque, je travaillais avec des plasticiens et des illustrateurs sur un fanzine, La Cocotte, et j’ai eu l’idée de profiter de cet immense espace pour y mettre des affiches de films qui n’existent pas. De fil en aiguille, on a décidé de réaliser les films en question. On a fait un appel à scénarios et on a créé huit films. Pour la deuxième édition, on a voulu être un peu plus ambitieux et créer non seulement des courts-métrages, mais aussi des pièces de théâtre à partir des affiches. En fin de compte, il y a eu des pièces de théâtre mais pas de films. Et pour la troisième édition, il n’y avait plus que les affiches ! (rires) On n’a pas réussi à pérenniser l’aventure, ça prend un temps fou et des moyens que nous n’avons pas.
Lors de l’un de mes séjours à Marseille, je suis tombé par hasard sur les affiches réalisées par Pom, Gé et Joos sur la Canebière (ndlr : ces graffeurs ont décoré la devanture de l’ancien UGC Capitole avec des affiches de leur cru). Avec Frédéric Premel de Tita Production, on a donc essayé de réitérer l’expérience, entre Lyon et Marseille : un programme commun de huit courts-métrages à partir de ces affiches. Suite à un désistement de la région Rhône-Alpes, j’ai dû me désengager du projet, mais Fred Premel a fait de son côté une deuxième édition de sa manifestation « Tourné Monté » (ndlr : des films tournés et montés en une journée) en prenant pour point de départ non pas un thème comme l’année d’avant, mais les huit affiches. Les films sont très bons.
Envisagez-vous d’autres collaborations, à l’instar de ce que vous avez fait avec Olivier Monné pour actOral ?
Pour actOral, Hubert Colas m’a laissé libre de faire ce que je voulais. Je me suis dit que c’était l’occasion idéale de présenter le Linéaire Z. C’est une écriture syllabique « inutile » pour retranscrire le français oral contemporain. Olivier a créé un syllabaire à partir d’une cinquantaine de signes simples, poussant ainsi la logique d’invention de l’écriture jusqu’au bout. On a fait une conférence, assez marrante dans la mesure où Olivier joue de son bégaiement… Pour en revenir à la question initiale, j’ai plein de projets avec plein de gens très différents.
On perçoit généralement l’écriture comme un acte solitaire et vous fourmillez pourtant de projets impliquant d’autres personnes…
Il y a des choses complémentaires de l’écriture, comme le dessin, la photo, le son. Tout est matière à raconter une histoire, pas seulement à écrire. Je crois que ce qui est le point commun entre tous mes projets, c’est de faire des portraits de personnages, dans leurs univers particuliers, souvent en marge.
Propos recueillis par Cynthia Cucchi
Sortie en poche en avril d’Un homme louche (Verticales)
Les bonnes nouvelles de Jacques Dauphin : www.jacquesdauphin.blogspot.com
L’écrit du cœur
Une nouvelle résidence d’artiste s’installe à la Friche : la Marelle. A l’occasion de l’arrivée de son premier résident, Pascal Jourdana, membre de l’équipe et co-créateur du lieu, explique ce projet un peu hors normes axé sur la littérature.
L’ancienne propriété du patron de la Seita s’est reconvertie en maison de projets d’auteurs. La villa accueillait déjà les écrivains de la Semaine noire. Depuis juillet dernier, elle est devenue une résidence d’auteurs à part entière. Un projet ambitieux né de la volonté de Philippe Foulquié de donner une plus grande place à l’écrit au sein de la Friche. Une opportunité saisie par Pascal Jourdana avec le projet de la Marelle. « J’avais l’envie de replacer la littérature comme une création à part entière et d’avoir la possibilité de faire des choses durables dans le temps, ce qui n’est pas possible avec les rencontres ou les festivals. » A peine lancé, le projet rencontre un franc succès : « On est quasiment complet jusqu’en 2012. » Et pour cause, cette résidence d’auteurs n’a rien de classique. « Les auteurs ne viennent pas ici pour finir leurs travaux au calme. Chaque résident mènera un projet autour de l’écrit, en collaboration avec d’autres artistes s’il le veut. Et si notre sélection d’auteurs se fait naturellement par cette “contrainte”, nous sommes ouverts à toutes les idées. » Le concept maître est là : croiser les disciplines. « La Friche est un vivier d’artistes de tous bords. Le but ici est de vraiment mélanger les disciplines artistiques avec l’écrit et de proposer des créations originales. Comme dans une marelle circulaire, notre auteur part de son domaine pour aller vers les autres. »
Soutenue — aussi bien au plan financier que technique — par Système Friche Théâtre, la Marelle a déjà tout prévu : « La villa sera aussi un lieu de rencontre avec le public et les professionnels. Des expositions seront mises en place et nous allons travailler sur des thèmes particuliers, assez éclectiques mais toujours avec un fil rouge. » Exemple ? Le projet pensé autour de l’eau, qui aura lieu lors de Marseille Provence 2013. « Nous avons dans l’idée de faire des résidences croisées avec Alger et Tunis, avec une période sur le bateau qui fait le lien entre ces trois villes méditerranéennes. On aimerait mettre en place des bibliothèques éphémères sur le bateau et sur les quais. »
Au final, la villa des projets d’auteurs vient renforcer le travail déjà effectué par les différentes associations littéraires, librairies et autres lieux d’accueil de la cité phocéenne. « On souhaite consolider le public littéraire marseillais et donner à cet art encore plus de visibilité, tout en faisant écho aux autres disciplines de la Friche. » Prochaine étape pour cette jeune Marelle qui a déjà tout d’une grande : mener de front son statut de résidence d’auteurs, de lieu d’échange et atteindre son rythme de croisière d’ici trois ans.
Texte et photo : Aileen Orain
La Marelle, Friche la Belle de Mai, 41 rue Jobin/12 rue François Simon, 3e. Rens. 04 91 05 84 72 / www.villa-lamarelle.fr