L’Interview : François Cervantes
Alors que la compagnie L’Entreprise s’apprête à poser ses valises à la Cartonnerie pendant près d’un mois, nous sommes allés à la rencontre de son fondateur. Histoire d’évoquer avec ce Marseillais de cœur sa dernière création, La Distance qui nous sépare, les rapports qu’entretiennent réalité et fiction, et bien d’autres choses encore…
Entrons directement dans le vif du sujet : quel est le propos de cette nouvelle création ?
C’est un autoportrait de la troupe. Nous sommes partis des arbres généalogiques de chaque acteur, et en travaillant avec la mémoire de leur corps, nous avons exploré des moments de leur passé. Ces moments se révèlent tellement forts qu’ils sont toujours actuels. Les acteurs accueillent aujourd’hui, à Marseille, sur le plateau du Théâtre, des êtres qui les constituent, leur grand-père, leur arrière-grand-mère… Petit à petit, à travers les comédiens, ces êtres viennent habiter le plateau, ils s’y rencontrent au-delà des époques et des lieux. Ça peut-être, par exemple, une jeune fille, la mère d’un comédien, qui arrive à Paris en 1942 à l’âge de huit ans. Elle a mal à ses pieds nus et assise sur un banc, elle fait la connaissance d’un personnage surgi d’un passé beaucoup plus récent appartenant à un autre comédien. Parallèlement, la pièce sera scandée sur toute sa longueur par un discours politique rappelant l’atmosphère dans laquelle la création a lieu.
Vos précédentes pièces se situaient dans des univers imprécis, hors monde, comme une île, un terrain vague, où évoluaient des clowns, des anges, des masques… Pourquoi, ici, ancrer votre travail dans un réel très immédiat ?
La raison pour laquelle nous voulons travailler sur l’instant présent, sans aller chercher dans la fiction, c’est le sentiment d’urgence. La dimension politique qui habite la pièce est l’indicateur de l’atmosphère de ce qu’on vit en ce moment d’étonnement, d’inquiétude, d’urgence. A travers différents symptômes, on voit que le politique est en train de couler partout et je veux juste poser cette question-là : où y a-t-il du vivre ensemble ?
Cette prévalence du comédien avec ses affinités, son histoire et donc ce rapport au réel, est assez rare, non ?
Non, par exemple, Philippe Caubère, après avoir travaillé avec Ariane Mnouchkine, n’a pas continué dans la voie de la fiction pure. Travailler avec une troupe permanente est un choix que j’ai fait depuis plusieurs années et qui a beaucoup de conséquences : on passe énormément de temps ensemble ; après chaque création, on se retrouve et on retrouve le mystère de chacun. L’idée qu’un acteur pourrait jouer tous les textes de toutes les époques me dérange de plus en plus. Il faut quand même qu’il y ait des affinités.
Pour nous aujourd’hui, il y a l’envie d’explorer ensemble notre identité, notre histoire et à travers elle, de répondre de sa personne civile sur le plateau, c’est-à-dire de ne pas endosser un corps fictif. Par exemple, nous avons découvert qu’il y a trois juifs dans la troupe et que le grand-père d’un autre acteur était pétainiste : ça réveille des histoires mais c’est réel, c’est ce qu’on vit. Je pense que le théâtre a besoin de réel. Les théâtres sont trop souvent des lieux abstraits où l’on vient, on grignote rapidement, on assiste au spectacle et puis on s’en va… Les choses manquent de racines. Et l’époque actuelle est aussi une fiction, j’ai l’impression que l’on n’arrive pas à voir ce qui est sous nos yeux.
Je crois que le théâtre a une responsabilité vis-à-vis du réel, comme un élément de dialogue. Par exemple, je suis choqué qu’un metteur en scène qui monte un texte de Racine ne puisse pas toucher un mot. Ce qui m’intéresse, c’est le chemin qu’on fait vers une fiction comme on fait le chemin vers le crime…
Comment avez-vous procédé pour l’écriture ? Les acteurs étaient-ils impliqués ? Etait-ce une démarche nouvelle ?
Non, j’écris souvent avec eux, il y a un vrai dialogue dans la troupe et ils savent qu’il est toujours possible de changer une scène la veille de la première. Ils prennent maintenant plaisir à cette gymnastique-là : travailler avec un auteur et pas avec des textes. Pour cette pièce, j’ai commencé avec plus de 250 pages de matériau, assez pour dix spectacles ! Je peigne, j’épure, je réécris comme un « nègre », je transforme l’atmosphère, quelquefois, ils trouvent ça mieux et parfois cette transformation de leurs souvenirs pose le problème du viol.
Pour l’instant, je laisse encore respirer le texte. J’ai évacué des choses qui me paraissaient hors champ, d’autres que les comédiens vont peut-être regretter… Je vais encore tailler.
Mais maintenant que l’on travaille, la pâte s’échauffe. Certaines histoires racontées dix fois prennent une clarté, une pureté au bout d’un moment. On tourne, on vire, on tape, on cogne et moi, je sers de mur.
Les répétitions sont-elles éprouvantes ?
Oui, parce que, même si avec l’arrivée du spectacle, les comédiens prennent plus de distance, ça les remue beaucoup affectivement et parce qu’ils nagent dans le réel tout le temps. Il n’y a pas de princes, pas de princesses. Arriver sur le plateau pour dire : « Je m’appelle, je mesure, je pèse… », ça peut paraître très aride. Mais maintenant, ils adorent ! De mon côté, je ne me suis jamais posé la question de savoir qui jouait bien ou pas ; le travail sur ces êtres passés a évacué la question du jeu, ils passent à travers l’acteur, qui n’a donc pas grand-chose à inventer. Il s’agit de réussir à mettre en contact une communauté intérieure avec une communauté extérieure, et quand ça arrive, c’est un peu magique.
Vous avez été acteur, n’avez-vous pas été tenté de revenir sur les planches pour cette création ?
Au début, on l’avait envisagé, mais c’était très compliqué parce que je risquais d’envahir un peu la pièce. Je fais de moins en moins l’acteur maintenant ; avec la mise en scène, la troupe, l’écriture, ce serait trop. Et puis, surtout, le plaisir d’être acteur, c’est de travailler dans le regard d’un autre… Mon travail consiste en un aller-retour entre parole et écriture et c’est assez magique. Dans Dialogue avec mon jardinier, l’artiste Cueco raconte que quand son voisin fermier venait le voir, il notait leur dialogue et le lui montrait le lendemain, ce qui faisait dire au fermier : « C’est plus beau quand c’est écrit que quand le j’ai dit. »
Y a-t-il d’autres artistes qui vous inspirent ?
Certaines chansons de Bashung… Quand je les ai écoutées, je ne comprenais qu’un mot de temps en temps, mais quelque chose en moi comprenait et ça me donnait la chair de poule. Sinon, je lis peu de fiction… Lévinas est l’un de mes auteurs de chevet. C’est une personne qui a établi une frontière très dangereuse entre réalité et fiction dans sa vie comme dans son œuvre, ce qui donne une écriture magnifique. J’ai dû relire récemment Au bonheur des dames et c’est étonnant de voir à quel point l’écriture tente de coller au plus près le réel. Ce grand magasin était une fiction pour l’époque… Comme L’Arrivée du train en gare de la Ciotat des frères Lumière, le public a hurlé lors de la première projection… Fiction ? Réalité ? On ne sait pas à quel endroit du cerveau s’inscrit la frontière, et c’est cette zone que je trouve fascinante… Est-ce que ce qu’on voit à la télé est réel ? La douleur ? Un massacre ? La télé brouille ce rapport à la réalité en cachant ce qui se passe hors-cadre. Si l’autre est une fiction pour moi, je vais l’agresser plus facilement ; s’il est réel, un lien de compassion peut naître.
Pour en revenir aux comédiens, est-ce que ce travail collectif sur leur passé a joué le rôle d’une analyse ?
Ce qui est différent, c’est la mise en scène : en analyse, on est allongé et on ne regarde pas l’autre. Alors que là, sur le plateau, on est dans la parole directe et le face-à-face. Nous avons beaucoup travaillé avec un ostéopathe sur les micro mouvements. Selon lui, le fait que des êtres chers refassent surface en thérapie ne peut avoir lieu qu’une fois. Pas sur scène. Alors peut-être que ce spectacle est le temps de l’adieu, que ces personnes sont venues sur le plateau et puis elles partiront…
Vous teniez à ce que la pièce se passe à Marseille ?
En fait, ça se passe là où on est réellement. Mais c’est vrai que j’adore cette ville et c’est une manière de le dire. C’est la première fois que j’ai envie de me poser quelque part. Il n’y a pas un jour où je n’éclate pas de rire à Marseille, c’est une ville qui m’étonne et que je trouve vraiment mystérieuse. Pour une troupe, habiter quelque part a, bien sûr, une dimension concrète, mais aussi une dimension artistique, de lumière, de respiration. Et je trouve Marseille très nourrissante. C’est peut-être aussi parce que je suis issu du métissage que je me sens bien ici.
Quel est votre sentiment à propos de Marseille Provence 2013 ? Comment y inscrivez-vous votre travail ?
Nous avons un projet dans la continuité de notre travail accompagné par MP 2013, qui jouera peut-être un rôle d’amplificateur. Il s’agira d’une création très différente de la pièce actuelle : huit ou neuf personnages travailleront à partir du répertoire des grands clowns des cirques ou cabarets, très riche en possibilités d’adaptation. Nous prévoyons également un travail au Caire avec des artistes égyptiens sur la figure du clown, qui n’existe pas là-bas.
Concernant la Capitale européenne de la culture, peut-être faut-il y voir un coup de rein qui permet de bousculer un peu les structures profondes de la ville et favorisera la construction d’un Grand Marseille ? Mais j’ai aussi l’impression que les conflits n’ont pas laissé assez d’espace et de temps à la réflexion sur ce qui est vraiment propre à la culture locale. Car je crois qu’ici, il y a la culture et puis une autre culture, très profonde, imperceptible. Cette opportunité aurait dû éclairer cette culture-là… C’est dommage que Marseille n’ait pas pu interroger l’Europe à partir de la Méditerranée, surtout au regard de ce qui se passe en Grèce…
Propos recueillis par Aubierge Desalme
La Distance qui nous sépare par la Cie L’Entreprise : du 6 au 23/02 à la Cartonnerie (Friche la Belle de Mai, 41 rue Jobin, 3e).
Rens. 04 95 04 96 06 / 04 91 08 06 93 /
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