L’Interview – Françoise Chatôt
Co-directrice du Théâtre Gyptis, actrice et metteuse en scène, Françoise Chatôt évoque la prochaine création de Roméo et Juliette, son parcours et les enjeux de la création artistique.
La raison pour laquelle vous montez Roméo et Juliette et celle pour laquelle vous en situez l’action en 1945 semblent indissociables…
Bien sûr ! Pour que je monte une pièce, il faut qu’elle me comble intérieurement, qu’elle réponde à des angoisses ou à des obsessions personnelles — sinon je ne vois pas l’intérêt de faire du théâtre ! Je voulais remonter Roméo et Juliette pour retravailler sur l’amour fou. En relisant la pièce m’est venu le souvenir d’une réponse de mon père sur la rapidité de son mariage, dans les années de fin de guerre. Sa réponse — « Il fallait faire vite, on ne savait pas si on serait vivants le lendemain… » — éclaira soudain l’œuvre d’une façon nouvelle pour moi, d’une lumière plus personnelle ; la connexion émotionnelle était plus évidente et profonde. Après, il faut rester fidèle à cette intention de départ, mais dans le respect du texte… qui s’impose de lui-même dans des œuvres d’une telle force, d’une telle richesse.
Jusqu’où peut-on aller dans cette transposition ?
Il ne faut pas, je crois, chercher à tout prix à imprimer son intention à l’œuvre… de même qu’il ne faut pas perdre de vue cette intention. Pour les décors, on ne voulait pas donner dans l’hyper réalisme parce que le cinéma fait cela si bien et avec de tels moyens que cela n’a aucun intérêt. Quant à la question de la collaboration et de la résistance, quelle famille fait quoi… elle se résout toute seule dans le texte et les caractères. Ce n’est pas au metteur en scène de juger ses personnages. On ne cherche pas des coupables, mais des raisons, et au théâtre, tous les personnages ont raison, y compris les salauds, souvent plus intéressants et complexes. Ce n’est pas dans des éléments concrets qu’il faut chercher la guerre — même si quelques objets la trahissent —, c’est dans l’atmosphère qui baigne les lieux et imprègne fortement les personnages d’un sentiment d’urgence. C’est dans l’ambiance sonore et musicale qu’a dessinée Alain Aubin, aussi. C’est surtout ce sentiment, cet « état » d’urgence, à vivre et à aimer, dont se sont emparé les acteurs.
Depuis vos débuts d’actrice (avec Jean Le Poulain, Jean-Pierre Darras et Michel Serrault) jusqu’à la co-direction du Théâtre Gyptis et cette mise en scène, votre parcours porte l’empreinte d’une volonté vers une forme de théâtre et même d’engagement…
Aujourd’hui, je ferais ce genre d’œuvres avec beaucoup d’humour et je m’amuserais follement avec eux, mais à l’époque, je cherchais autre chose, d’autres voies. Alors j’ai travaillé, déjà, avec Andonis Voyoucas… Et puis, avant cette rencontre, j’avais décidé de partir chez Grotowski où l’enseignement, au Théâtre Laboratoire, s’est révélé d’une autorité, d’une violence et d’une dureté rares ! Mais après trois mois d’épreuves, j’ai été de découvertes en découvertes, c’était génial. Cela m’a forgée. C’était la découverte « des bonnes raisons » de faire ce métier : chercher la chose la plus fondamentale de soi-même, avec une éthique…
Et si l’on ne retient qu’une seule raison ?
J’ai mis du temps à l’admettre et même à le formuler, mais c’est d’être aimé. Boris Cyrulnik dit que la plupart des artistes compensent une blessure intérieure d’enfance… Une bonne raison, ce serait de prendre le risque de s’exposer dans des œuvres complexes, qui soient des échos de cette blessure, des enjeux fondamentaux pour soi, pour exprimer son âme… Dans l’espoir de partager des choses essentielles avec d’autres humains… C’est pour ça que je crois en l’art et que le Gyptis est aussi ouvert sur le quartier, les collèges de tous horizons. Parce que le spectacle vivant ouvre une porte sur l’émotion qui le rend accessible à tous, sans nécessiter un niveau de culture quelconque. Cette émotion-là, dont l’art est le véhicule, peut éveiller à la culture… et rapprocher de la civilisation.
Propos recueillis par Frédéric Marty
Roméo et Juliette par la Cie Chatôt-Vouyoucas : du 15/03 au 2/04 au Théâtre Gyptis (136 Rue Loubon, 3e). Rens. 04 91 11 00 91 / www.theatregyptis.com