L’Interview : Jérémy Beschon (Collectif Manifeste Rien)
De Bakounine à Zinn en passant par Dell’Umbria, le jeune collectif marseillais Manifeste Rien a porté sur scène la parole politique avec ferveur – et brio. Alors qu’il s’apprête à célébrer, à sa manière, le cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, rencontre avec l’une de ses têtes (très) pensantes.
Commençons par le commencement. C’est quoi, Manifeste Rien ? Quand, pourquoi, comment le collectif a-t-il été fondé ?
Histoire d’amour et amitiés… Jean-Baptiste Couton et moi avons commencé la comédie par un répertoire de chanson et de poésie. Nous avions une vingtaine d’années… Puis nous nous sommes retrouvés en 2007/2008 sur un plateau de théâtre. Il y a eu de nouvelles rencontres et amitiés ; l’énergie s’est décuplée. A partir de là, nous avons recommencé, de manière plus assidue et plus organisée, et depuis, nous ne nous sommes plus arrêtés…
Pourquoi ce nom ? C’est presque un oxymore, à la fois drôle et désabusé. Est-ce de l’autodérision ?
Lors du tout premier répertoire musical, les textes étaient dits, chantés ou encore hurlés. Ces textes étaient de factures et d’époques différentes : un montage de Voyage au Bout de la Nuit, des poésies d’Artaud, un important Manifeste Dada de Tzara, un texte de philosophie anarchiste de Bakounine, de la poésie pornographique, des textes de Bukowski et Selby… Je cherchais le titre de ce répertoire fait de rage, de révolte et d’amour… Et le titre du répertoire, Manifeste Rien, est devenu notre nom collectif.
Pourquoi un collectif ? La « direction artistique » est-elle collégiale ? Est-ce un choix politique, ou artistique, dans la mesure où le terme de « compagnie » serait trop réducteur par rapport à vos activités extra-théâtrales (chroniques radiophoniques, vidéo, multimédia…) ?
D’une part, il est difficile de séparer la direction artistique du choix politique, puisque dans les deux cas finalement, il s’agit de pratiques, donc de cohérence entre ce que l’on dit, ce que l’on porte sur scène et ce que l’on est…
D’autre part, nous avons choisi le théâtre parce que la rencontre s’est faite et construite avec des comédiens et comédiennes, mais Jean-Baptiste et moi-même ne venons pas du théâtre, cette grande et belle famille consanguine qui se poignarde sans cesse dans le dos… A la base, l’écriture, la vidéo et le son nous attiraient tout autant que le plateau. Cela se ressent dans nos créations de théâtre et parfois, même si c’est minoritaire dans notre répertoire, cela prend directement la forme de courts-métrages issus d’ateliers vidéo ou bien de chroniques pour la radio.
Enfin, la direction artistique n’est pas collégiale ; au théâtre, cela mène à la pire des cacophonies. Par contre, il y a une organisation collective du travail. Il y a eu des co-écritures avec Jean-Baptiste, ou encore avec l’historien Gérard Noiriel. Le travail des comédiens propose très souvent une nouvelle mouture du texte. Et je ne suis pas le seul à initier des projets. Quand je dirige la mise en scène, elle se construit directement par ce qu’apportent le jeu, la lumière, la musique. Dans notre manière de travailler, changer de partenaire, de musicien ou d’éclairagiste par exemple, revient à changer radicalement la création, donc la mise en scène.
Pour en revenir au terme « collégial », je pense qu’il faut s’en méfier. Les réunions dites « collégiales » supportent mal les collectifs d’ailleurs. Par exemple, quand les commissions d’experts sont présentées comme « collégiales », vous pouvez être sûr qu’un petit tyran, un mandarin de province, tire les ficelles en clamant haut et fort « Égalité pour tous ! ».
Vos créations semblent très politiques (au sens noble du terme). Est-ce un choix du collectif ou plus généralement l’une des fonctions du théâtre que de porter le politique sur scène ?
Encore une fois, je pense que notre choix politique est indissociable de la fonction du théâtre ; et je crois que son histoire le prouve. Ce qui est terrible aujourd’hui, c’est que le théâtre est coupé de lui-même. Et pour confirmer la chose, il suffit de recenser autour de vous le nombre de gens « normaux » qui en sont dégoûtés. Par « normaux », j’entends qui ne sont pas du milieu professionnel du théâtre ou de la culture. On entend souvent « C’est pas pour moi », « J’ai rien compris »… et je pense qu’ils ont raison ! Le théâtre est un art magique, un art populaire qui a été volé par la bourgeoisie. Elle a réussi à le vider de son sens. Alors le théâtre, qui n’en peut plus de crever, se cache derrière des mots qui font bonne figure mais qui sont tout aussi creux que sa production, des mots comme « innovation », « transversalité », « participation des populations »…
Qu’est-ce que Chacal ? Pourquoi créer ce spectacle, et pourquoi le créer maintenant ? Est-ce encore un signe d’engagement ?
Chacal, la fable de l’exil est notre nouveau solo après Baraque de Foire et les Emporte-Pièces. La comédienne réutilise les techniques découvertes sur les précédentes créations, mais nous allons plus loin : davantage de délires, d’improvisations, d’interactivité avec la musique…
Chacal est une mise en scène des contes et de la mythologie kabyle. Notre lecture de cette littérature orale, considérée comme mineure, voire pas considérée du tout, est éclairée par les recherches de Tassadit Yacine-Titouh, anthropologue spécialiste du monde berbère avec qui nous avons déjà travaillé sur l’adaptation de La Domination masculine de Pierre Bourdieu. Il y a différents niveaux de lectures des fables animalières kabyles, dont Tassadit a réussi à montrer la richesse et la complexité. J’ai donc fait un montage des différents contes à partir de l’ouvrage de Brahim Zellal, Le Roman de Chacal, tout en m’inspirant des analyses de Tassadit. Chacal sert de couverture au roi, le Lion. Il est le conseiller du pouvoir, il peut le servir tout en se servant. C’est une figure de l’intellectuel, mais le Chacal est double ; il peut aussi revêtir la figure de l’étranger, de l’exilé puisqu’il est vite banni par le Lion, et qu’il erre dans la Kabylie, s’associant aux plus faibles que lui pour semer à nouveau le désordre… C’est pour nous une synthèse des thèmes abordés jusqu’ici : les rapports de domination entre homme et femme, sauvage et civilisé, natif et étranger. Mais nous abordons ces rapports de manière beaucoup moins savante que dans les Emporte-Pièces. Et pour cause, ces fables s’adressent d’abord à des enfants, ce sont des histoires de grand-mère, vieilles comme le monde. Elles permettent de révéler qu’il y a une culture kabyle en Algérie avant la colonisation française et le monde arabo-islamique, que cette culture perdure, souvent de manière inconsciente, refoulée, malgré toutes les forces réactionnaires employées contre elles.
Évidemment, c’est aussi un choix politique… Alors que l’on célèbre les cinquante ans de l’indépendance de l’Algérie, on entend beaucoup parler des pieds-noirs, un peu moins des Algériens, mais alors les Kabyles, qui sont à l’origine de ce territoire et très largement majoritaires en Algérie et dans l’immigration algérienne en France, on n’en entend quasiment jamais parler ! Cela remet en question le principe de souveraineté de la nation. Cela nous connecte à ce qu’il y avait avant le vol des puissants. Cette démarche, initiée par Tassadit, s’inscrit dans le même sens que celle d’Howard Zinn avec Une histoire populaire des Etats-Unis, qui débute par le massacre des Indiens Arawaks par Christophe Colomb, et non par l’indépendance des USA et les pères fondateurs. Elle rappelle aussi l’Histoire universelle de Marseille de Dell’Umbria qui considère la cité avant la nation, l’histoire méditerranéenne avant l’histoire de la France.
De quoi sera fait le futur (du collectif) ?
Pour Chacal, j’ai étudié la mythologie méditerranéenne, la littérature orale et la littérature algérienne… J’aimerais continuer, avec Kateb Yacine par exemple. J’y reviens, mais n’est-il pas terrible que pour l’anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, on mette Albert Camus à toutes les sauces ? Alors qu’on entend rarement parler de Kateb Yacine, l’un des plus grands poètes et dramaturges, qui a travaillé en français et en arabe populaire et qui s’est battu toute sa vie aux côtés des plus faibles… Pourtant, il me semble davantage illustrer le métissage des cultures dont les élites se gaussent ! Bref, j’ai donc commencé à étudier la culture algérienne, et j’ai découvert l’œuvre du sociologue Abdelmalek Sayad. J’ai compris beaucoup de choses sur les problèmes d’immigration et la nature de la nation, du national. Cela a enrichi le travail engagé avec Gérard Noiriel sur l’adaptation de son livre. Nous allons reprendre le travail avec lui sur la question des symboles nationaux, pour laquelle l’histoire de Marseille a d’ailleurs un rôle primordial…
Quel regard portez-vous sur MP 2013 ? Prendrez-vous part à l’événement ?
La pièce Baraque de Foire est essentiellement centrée sur la propagande néolibérale et les politiques culturelles européennes. Au sortir de la pièce, des gens m’ont dit : « J’ai adoré, Marseille 2013 s’en prend plein la gueule ! » En fait, j’ai travaillé sur les rapports de Lille Capitale culturelle 2004 et les directives du traité de Maastricht… Je crois que MP2013, comme Lille et les autres avant, est une formidable association de l’art et du business, où les habitants, « les autochtones » – car n’oubliez que pour les technocrates parisiens de la culture, nous restons des primates –, n’ont pas grand-chose à gagner, voire tout à perdre : hausse des loyers, reconfiguration du territoire sous le seul angle du « fun », du tourisme, et d’une culture unique qui écrase toutes les autres…
Nous ne prendrons pas part à l’évènement bien que nous ayons présenté un projet. La réponse négative que nous avons reçue est d’ailleurs symptomatique : « Nous espérons que votre projet contribuera au rayonnement de MP2013. » Rayonnement de quoi, rayonnement de qui ?
Propos recueillis par Cynthia Cucchi
Photo : Virginie Aimone, comédienne du collectif par François Fogel