L’Interview | Johanne Humblet
La Biennale Internationale des Arts du Cirque(1) a été privée de la présence évanescente, sensuelle et magnétique de Johanne Humblet, qui devait ouvrir les festivités.
Avec Virginie Fremaux, rencontrée à l’Académie Fratellini, elles ont créé la compagnie Les filles du renard pâle. Le partenaire de jeu de Johanne est un fil de douze millimètres de diamètre situé, au minimum, à trois mètres de hauteur. Cet allié avec qui elle dialogue, danse, respire et vit sans convoquer le sensationnel, la place juste là où elle aime être : dans le dépassement de soi.
Avançant sur le fil de la création et de la vie en mouvement, la funambule fait de chaque obstacle une force, un élan de propulsion pour surpasser ses limites, aller au-devant de chacun et changer d’horizon.
Rencontre avec une personnalité sensible, généreuse et ouverte au monde.
Nous t’avons découverte cet été au CIAM avec le spectacle Résiste, l’un des volets d’un triptyque également constitué de Respire et Révolte. Ces titres ne définissent-ils pas la situation actuelle du cirque ? Raisonnent-ils différemment pour toi depuis l’arrivée du Covid et de la crise culturelle ?
J’ai écris ces mots, ces titres de spectacles, il y a plusieurs années déjà. Résiste est né en 2019, Respire est annoncé en 2021 et Révolte sortira en 2023. Il est évident que ces mots ne résonnent plus de la même manière en moi… mais ils ne sont pas arrivés de nulle part. La motivation, l’engagement que je veux mettre dans mes spectacles sont toujours aussi présents, voire plus intenses encore !
J’ai hâte de pouvoir jouer à nouveau Résiste devant le public. Il prendra certainement beaucoup de force car il sera nourri de cette crise actuelle, de toute cette frustration, cette incompréhension, ce manque de pouvoir s’exprimer à nouveau sur scène ! Nous continuons de résister…
Que sera Révolte ?
Révolte ou tentatives de l’échec est une création 2023 pour la salle avec cinq artistes au plateau. Révolte comme une urgence de vivre, de se sentir vivre.
Tu devais faire l’ouverture de la BIAC ; comment vis-tu l’annulation de ta grande traversée ?
Nous devions jouer Respire, une traversée funambule dans le cloître de la Vieille Charité. Cela nous tenait énormément à cœur. Nous travaillons sur une nouvelle matière technique à grande hauteur. Nous développons un travail novateur avec des nouveaux balanciers. J’avais hâte de présenter ce travail devant une foule d’individus prêts à réagir à la proposition ! J’ai besoin de retrouver le public, besoin de partager, de rencontrer, de rêver ensemble, et de se questionner aussi…
C’est une grande déception que de recevoir encore en pleine figure toutes ces annulations, alors que les équipes du festival étaient déjà prêtes à accueillir le public dans le strict respect des règles sanitaires !
Est ce que la date est reportée ? Je ne sais pas. Pour l’instant, ce n’est pas d’actualité. Nous avons déjà reporté les dates de 2020 en 2021, nous sommes en train de reporter les dates de 2021 en 2022… Quand est-ce que cela s’arrêtera ?
Tu étais mi-janvier avec ta compagnie, Les filles du renard pâle, en résidence chez Lieux Publics dans ce même cadre de la BIAC avec cette nouvelle création Respire. Qu’as-tu pu expérimenter de nouveau durant ce temps de recherche ?
Comme je l’ai dit, nous travaillons sur une nouvelle matière technique à grande hauteur. Nous développons un travail novateur avec des nouveaux balanciers. Il y a trois balanciers pour une traversée. Trois univers à traverser, une évolution, un chemin à parcourir et à vivre, qui n’est pas que linéaire ! Je travaille sur une écriture aérienne et ces nouvelles possibilités techniques que nous développons me permettent d’enrichir mon vocabulaire, de nourrir l’histoire que je veux transmettre au public.
La musique et le son sont des éléments importants dans tes créations, que tu refuses de considérer comme des accompagnements ; les vois-tu comme un agrès supplémentaire ?
La musique a une part très importante dans toutes mes créations et mes performances. Je travaille avec des musiciens en live, avec qui nous avons une grande complicité. Nous sommes un ensemble, je ne suis pas seule, jamais ! Je les accompagne autant qu’eux le font. Nous travaillons avec les sons, les sons du fil repris dans la musique. La musique a autant d’importance que le fil, c’est un tout, une entité qui raconte une histoire(2).
À Marseille, tu as fait une présentation de fin de résidence face à certains professionnels. Un dispositif qui se fait de plus en plus pour ne pas bloquer la programmation future des créations. Qu’en penses-tu ?
Même si c’est très agréable de pouvoir jouer, présenter notre travail, c’est quand même très étrange de ne pas pouvoir jouer devant un public ! C’est pour eux que nous créons, pour échanger avec un maximum de personnes et ne pas rester dans un « entre-soi ».
« J’ai un besoin de faire porter ma voix, de crier mon corps, d’hurler mes larmes et de tendre vers l’amour ! »
Toi qui mises davantage sur l’alchimie de la rencontre que sur la performance, comment vis-tu ces traversées en tous points en solo ?
Je n’ai fait qu’une seule grande traversée sans public. C’était pour le nouvel an à Bruxelles. Nous avons filmé, enregistré la traversée. Je l’ai pris comme un projet à part entière, un projet spécifique. Mais je désire surtout retrouver le public ! J’ai besoin de ces échanges, de ce partage, ces instants magiques qui n’existent que si on est là pour les vivre. Le public fait partie du spectacle, il rebondit à ce qu’il voit, à ce qu’il vit, et nous, nous le ressentons, nous jouons avec cette alchimie qui prend, ou pas ! J’ai besoin de ça ! J’ai besoin de ces moments pour évoluer, pour me sentir vivre pour avancer…
Cette traversée faite à Bruxelles, près de l’Atomium le 31 décembre, en collaboration avec More To Show et la ville de Bruxelles, a été retransmise en direct live sur les réseaux sociaux. Comment fait-on du spectacle vivant connecté ?
Comme je l’ai dit, c’était un projet unique et spécifique pour un événement. Ma traversée a marqué le passage de 2020 à 2021, hautement symbolique !
Nous l’avons enregistrée pour la diffuser car la ville ne voulait pas qu’il y ait de rassemblement de gens.
Tu remplaçais le traditionnel feu d’artifice de la ville ; ta discipline devient-elle Covid compatible ?
Dans ce cadre, toute discipline est « Covid compatible ». Mais je n’ai pas envie de réfléchir en ce sens. J’espère surtout qu’on puisse reprendre une vie sociale et d’échange le plus rapidement possible ! C’est ça, la source, la ressource essentielle à la vie !
Tu aimes les chalenges (vivre 24h sur le fil…) et diversifier ta pratique en t’associant à d’autres artistes. Cette période de fermeture des lieux de culture est-elle pour toi une souffrance ou un autre challenge à relever ? Et qu’imagines-tu pour le vivre au mieux ?
Je souffre de toutes ces annulations, de toutes ces restrictions, de toute cette incompréhension face à certaines décisions ! Il va falloir se réapproprier la rue, l’espace public. Je ne vais pas pouvoir passer une deuxième année à ne pas pouvoir jouer ! Nous avons besoin de jouer et le public est en manque et en attente aussi ! Alors oui, s’il le faut, nous trouverons des moyens pour pouvoir continuer de s’exprimer et de partager.
Je ne lâche rien, je continue de créer, d’avancer et nous nous retrouverons tout bientôt, j’y travaille… Dans d’autres formes, oui ! Je ne peux/veux pas m’arrêter !
Une des tables rondes pros de la BIAC a pour thème : « Écriture au féminin au cirque : Le féminin a-t-il une écriture propre ? ». Cette question t’inspire-t-elle ou t’agace-t-elle ? Qu’y apporterais-tu comme réponse ou témoignage ?
Je suis femme. Je suis féminine. J’écris mes spectacles. Je pense mes performances. Je suis moi, avec mon énergie, mon engagement. J’écris avec ce que je suis, c’est un tout !
Résiste est un cri, une ode à la liberté. Où te sens-tu encore libre en ce moment ?
J’ai mal à ma liberté en ce moment, très mal ! Mais on ne me la prendra jamais totalement ! Je tente les évasions… J’ai un besoin de faire porter ma voix, de crier mon corps, d’hurler mes larmes et de tendre vers l’amour !
Propos recueillis par Marie Anezin
Pour en (sa)voir plus : www.lesfillesdurenardpale.com
Notes
- Crise sanitaire oblige, la quatrième édition de la BIAC se fait sans public. Une vingtaine de créations sont tout de même présentées aux professionnels (programmateurs et journalistes). Plus d’infos sur https://www.biennale-cirque.com/fr/[↩]
- La musique du spectacle Résiste, une création originale électro punk pop de Deadwood, comprenant une version tout en douceur surannée de la chanson éponyme de Michel Berger, est disponible en CD à acheter à la fin des spectacles ou à commander sur le site de la compagnie.[↩]