L’interview - Philippe Robert

L’interview – Philippe Robert

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Philippe Robert… ce nom vous dit sûrement quelque chose. Si vous vous intéressez à la littérature musicale du moins, vous l’aurez probablement déjà croisé en rayons ou en bas d’un article. Après avoir collaboré pour de nombreux titres de la presse écrite française spécialisée (des Inrocks à Mouvement, pour ne citer que les plus connus), il se consacre depuis quelques années à la rédaction d’ouvrages, en proposant des discographies sélectives élaborées en parcours initiatiques, au cœur des musiques d’hier et d’aujourd’hui, tous styles confondus. Invité début décembre au Daki Ling pour animer une séance d’écoute collective organisée par le GRIM et l’AMI, afin de marquer la sortie de son nouveau bouquin Folk et renouveau, une balade anglo-saxonne paru aux éditions marseillaises Le Mot et le Reste, nous nous sommes longuement entretenu avec lui.

Peux-tu te présenter comme tu te présenterais à des personnes que tu viens de rencontrer ?
J’ai beaucoup de mal avec ça. Déjà, j’ai un boulot à côté, qui me prend beaucoup de temps, donc le principal de mon activité, ce n’est pas d’écrire des livres, même si c’est ce qui m’intéresse le plus. Je ne vis pas de l’écriture et je ne me présente pas comme un auteur. J’en ai un peu vécu à l’époque où je travaillais dans la presse, mais je ne me suis également jamais considéré comme un journaliste, tout au plus comme un collaborateur free-lance. Pour ceux dont je me souviens de tête, j’ai bossé pour Les Inrockuptibles, Vibrations, Jazz Magazine, Mouvement, Revue & Corrigée, Guitare & Claviers, Batteur Magazine… Et puis j’ai surtout travaillé pour des fanzines plus ou moins connus comme Octopus, des choses plus underground comme Ortie. J’ai commencé avec les fanzines, mon propre titre bien sûr, Numéro Zéro, mais aussi celui de Marie-Pierre Bonniol, Supersonic Jazz, anciennement installé à Marseille. J’ai peut-être été professionnel à une époque, donc, mais je n’ai jamais revendiqué ce statut, tout comme je ne revendique pas, aujourd’hui, le statut d’auteur. J’écris des livres pour partager des choses et y voir plus clair dans ma discothèque, principalement. Et je préfère plutôt discuter avec les gens que de me présenter de quelque manière que ce soit.

Comment présenterais-tu ton dernier livre, Folk & renouveau, une balade anglo-saxonne ?
Tout d’abord, je n’ai pas écrit ce livre tout seul, mais avec Bruno Mellier, un ami de longue date, que j’avais interviewé pour Revue & Corrigée, car il est musicien. Il organise désormais, entre autres, le festival Les Musiques innovatrices à Saint-Etienne. Mon premier bouquin, Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels, toujours chez Le Mot et le Reste, faisait déjà la part belle au folk. Puis j’ai sorti plusieurs livres, et Yves Jolivet, le fondateur de la maison d’édition, m’a proposé d’écrire un livre sur le folk. Et même si à l’époque j’aurais préféré écrire un livre sur le psychédélisme, l’idée a finalement germé. Ce qui était important pour Bruno et moi, c’est que ce ne soit pas un livre de plus sur le folk ; la notion de « renouveau » est d’autant plus importante que le folk, si on le regarde bien, tout au moins au XXe siècle — on commence le bouquin en 1927 —, n’est qu’une succession de renouveaux et d’allers-retours, notamment entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

A propos, malgré le fait que le folk soit traditionnellement anglo-saxon, penses-tu qu’il y avait, à l’époque, une culture folk française ?
Oui, bien sûr. Il y a des groupes de folk français historiques, issus des années 70. Il y a même un livre assez peu connu qui, il me semble, a été édité par la Librairie Parallèle à Paris, recensant tous les disques de folk sortis en France à cette époque-là. Et puis il ne faut pas oublier que nous avons un magazine nommé Rock & Folk, et s’il s’appelle comme ça, c’est, entre autres, grâce à Jacques Vassal, qui tenait sa rubrique « Fou du folk », faisant écho de ce qui se passait en France mais pas seulement. Ok, dans Rock & Folk, le gros de l’artillerie c’était des articles consacrés à Bob Dylan et Leonard Cohen, mais à côté de ça, Jacques Vassal pouvait parler de Malicorne, La Bamboche ou autres. En ce qui nous concerne, nous ne voulions pas trop élargir le sujet, qui nous paraît trop vaste, et puis nous ne sommes pas assez compétents en matière de folk français. Il y a très peu de spécialistes dans ce domaine. D’ailleurs, j’aimerais beaucoup livre un livre sur ce mouvement. En plus, si la majorité des vinyles de folk anglo-saxons ont été réédités, même les plus obscurs, ce n’est pas du tout le cas des français. Beaucoup coûtent désormais une fortune et sont réservés aux collectionneurs.

Tu parles souvent de ta propre collection de disques, et tu construis, à travers tes livres, des parcours assez personnels…
Oui. Après, je n’ai pas beaucoup de recul là-dessus. Avec Bruno, on s’est retrouvés sur beaucoup de choses. Mais je ne pense pas que l’on soit des spécialistes du folk. On est passionnés par cette musique comme on l’est pour d’autres. On avait donc envie de proposer un parcours certes subjectif mais pas seulement. Il fallait donc également parler des disques qui ne sont peut-être pas ceux que l’on préfère mais ceux qui nous paraissent tout de même indispensables. Très franchement, je ne suis pas un grand fan de Nebraska de Bruce Springsteen, mais je pense que c’est un disque honnête, honorable, qui se devait d’être enregistré à l’époque. On a défendu tous les disques sans problèmes.

Ce qui est particulièrement impressionnant dans tes livres, c’est le fait de brasser tous les styles : le folk, la soul, la pop, le rock, jusqu’au drone en passant par le noise, etc. As-tu « traversé » tous ces genres dans une même période ou as-tu connu des phases ?
Tout cela est simultané. Déjà quand j’étais au lycée, j’écoutais du rock et du jazz, et je n’ai jamais opposé l’un à l’autre. Presque tous mes potes écoutaient du rock, mais pour ma part, c’est le free jazz qui m’a ouvert à d’autres horizons. J’écoutais aussi de la musique minimale comme, entre autres, Philip Glass, La Monte Young, l’Art Ensemble of Chicago, Lou Reed… Les choses découlent les unes des autres. Quand tu t’intéresses à la musique, la diversification de ton écoute se fait fort logiquement. C’est Duke Ellington qui disait qu’il n’y a pas de mauvais genre en soi, il y a juste la bonne et la mauvaise musique. Il y a de très bons disques et des daubes dans tous les genres. Et puis je crois que les choses se décloisonnent de plus en plus, fort heureusement. Il n’y a qu’à voir la programmation d’un festival comme All Tomorrow’s Parties en Angleterre, qui choisit chaque année un curateur différent à charge de la programmation, à l’instar de Portishead une année où j’y suis allé. Et cette année donc, j’avais été surpris d’y voir des artistes comme Boris, Earth, Sunn O))) et toute cette vague. Cela restait cohérent parce que, finalement, le côté sombre de Portishead vient probablement de l’écoute de ces artistes-là. Et tu rends compte qu’à Bristol, il y a des groupes psychédéliques très intéressants comme The Heads, qui se retrouvent programmés aux côtés d’artistes comme Silver Apples, etc. Et tout cela fonctionne. Quand tu lis le sommaire du magazine Wire par exemple, c’est très intéressant d’avoir un article sur le psychédélisme turc et un peu plus loin un autre consacré à l’électroacoustique. Je trouve cela salvateur. Après, chacun aborde la musique comme il veut. Certains se cantonnent à une époque, d’autres à un musicien… mais ça n’a jamais été mon truc.

Penses-tu que le rapport à l’objet disque se soit perdu avec la dématérialisation de la musique ? Dématérialisation qui aura tout de même permis à un grand nombre d’auditeurs de « se cultiver » à l’aide de bibliothèques interminables de MP3 téléchargés…
Je suis un peu vieux jeu, car à mon domicile, l’écoute de la musique passe par le support. J’aime bien les pochettes etc. Bien sûr, il y a un côté fétichiste dans tout cela, mais c’est la musique qui prime. Je ne suis pas non plus un collectionneur. Je n’ai rien contre le CD ni contre la dématérialisation. Je pense que le CD aura permis d’avoir accès à beaucoup de choses auxquelles on n’aurait jamais eu accès auparavant. J’éprouvais beaucoup de frustrations face à ces vitrines remplies de vinyles que l’on ne pouvait ni se payer, ni écouter tant les vendeurs craignaient la moindre éraflure. Je trouve donc très bien le fait que des labels aient pu les rééditer en CD, à des prix accessibles. Ce qui compte, c’est l’accès à la musique. J’aime l’objet disque mais si la possibilité d’accès à la musique, c’est la dématérialisation, il n’y a pas de souci.

Quand on voit que le vinyle s’est refait une place, comment imaginer le futur de la musique ?
Oui, la cassette audio aussi. Après, concernant le futur, je n’en sais trop rien. Il est surtout question d’économie. C’est-à-dire que pour certaines musiques, l’économie la plus facile passe soit par le CD-R, la cassette audio, ou bien par la dématérialisation totale via le Myspace, le blog. Je suis plutôt du genre à acheter des livres et des disques, parce que j’aime ça. J’aime chiner aussi… Je trouve que le rapport à l’ordinateur manque de sensualité. Mais attention, je ne dénigre rien. Sauf, parfois, quand des amis me disent : « Hier soir, j’ai téléchargé l’intégralité de l’œuvre de Luc Ferrari. » Ils l’écoutent en deux jours, pour rétorquer : « Celui-là il est bien, celui-là moins, celui-là un peu mieux… » Je ne vois pas très bien comment on peut se faire un avis aussi rapidement sur l’œuvre de quelqu’un. C’est important de constater une évolution dans l’écoute d’un disque. Je ne sais pas si tout avoir d’un bloc, très vite, n’est pas plus préjudiciable qu’autre chose. Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur la chose, mais j’aime bien l’idée de parcours.

Tu écoutes de la musique à ton domicile ou en concert, mais accompagne-t-elle également tes déplacements ?
Je n’ai jamais écouté de musique en voiture. En voiture, j’écoute le moteur, réellement, ou bien je discute avec mon passager. Je n’écoute jamais de la musique au casque non plus, et je ne me suis jamais servi d’un walkman.

Revenons-en à tes livres, qui se révèlent assez impressionnants : lorsqu’on y lit la chronique d’un artiste que l’on pensait connaître sur le bout des doigts, on apprend toujours quelque chose…

Tout cela est lié à la lecture, qui permet de glaner des informations à droite à gauche. Il est évident que je n’ai pas rencontré tous les artistes dont je parle, un certain nombre, mais pas tous. Avant d’écrire un livre, je me nourris beaucoup. Je lis et écoute énormément de musique.

A propos de l’évolution des styles, arrives-tu aujourd’hui à avoir assez de recul pour voir où on en est, ou bien est-ce quelque chose de très difficile ?
C’est quelque chose de très difficile, et de surprenant aussi. Au moment où, avec Jean-Sylvain Cabot, nous avons écrit le deuxième tome sur le metal, il était clair qu’il se passait quelque chose de l’ordre de l’expérimentation dans la sphère de ce genre. Quelque chose de nouveau. Je pense à tous ces groupes que l’on peut associer au drone, comme Sunn O))). Et je trouvais donc important d’écrire un livre sur le metal parce que cette évolution était véritablement intéressante. Mais rien n’était prévisible. Le folk qui devient l’acid folk en intégrant des musiques psychédéliques, ce n’est pas nouveau. Mais par contre, le fait qu’il intègre le krautrock, voire le free jazz, voire de l’improvisation totale, est très récent. Et tu m’aurais dit ça en 1990, je ne dis pas que j’y aurais pas cru, mais je n’y aurais pas pensé. Cela démontre, en premier lieu, que le rock est une musique toujours vivante et que le jour où il ne bougera plus, ce sera fini (rires). Mais je suis très enthousiaste. Il n’y a pas un jour où je n’écoute pas de musique, il n’y a pas un jour où je n’achète pas de disques, et je découvre tous les jours des choses très intéressantes.

Selon toi, faut-il être un état d’esprit pour écouter un disque ?
Non. Pour ma part, il n’y a pas de disque du matin, de disque du soir, de disque d’été, de disque d’hiver, etc. Je me suis posé la question, mais j’ai du mal avec tout ça. J’ai également du mal avec l’idée que l’on puisse être triste après avoir écouté un disque mélancolique. Par exemple, on peut dire, à l’inverse, que ce disque est un soleil. On peut aussi dire du noise qu’il est violent, agressif. Il m’arrive pourtant d’en écouter pour m’endormir. Je trouve que le noise est une musique psychédélique, et dans tous les cas, je suis plutôt dans l’écoute immersive, qui abolit tout pathos.

Tu maintiens cette distance pour toutes les formes d’art ?
Complètement. En ce qui concerne le cinéma par exemple, je suis totalement incapable de procéder par identification quant à l’histoire ou à la psychologie des personnages. D’ailleurs, j’ai beaucoup de mal avec les acteurs que l’on peut voir d’un film à l’autre… Quand je regarde un film, je regarde un film, quand j’écoute un disque, j’écoute de la musique. Certes, je m’intéresse à l’histoire de ceux qui ont composé cette musique, mais cela ne modifie en rien ma perception. D’ailleurs, je ne m’intéresse à l’histoire du disque qu’après m’être intéressé à la musique.

Tu as des albums cultes ?
Oui, mais j’en ai trop pour les citer. La musique que j’ai le plus écoutée dans ma vie doit être le jazz. J’ai d’ailleurs un projet de livre sur le free jazz…

Es-tu musicien ?
J’ai essayé et j’y ai mis tout mon cœur, mais ça n’a pas suffi pour avoir un résultat convaincant. J’ai par exemple joué ici (ndlr : à Montévidéo). Une expérience personnellement vécue comme une catastrophe, car j’étais bloqué par le trac. J’ai voulu, à un moment de ma vie, jouer de la musique, je l’ai fait, et j’ai pensé qu’il valait mieux que je m’arrête. Ça peut me manquer parfois, mais pas tant que ça. Je préfère très nettement écouter la musique des autres plutôt que d’en faire moi-même. Cela changera peut-être un jour, mais aujourd’hui c’est très clair.

Propos recueillis par Nicolas Debade

Disponibles en librairie, aux éditions Le Mot et Le reste :
Folk & renouveau – Une balade anglo-saxonne (avec Bruno Meillier)
Great Black Music – Un parcours en 110 albums essentiels
Hard’n’heavy 1966-1978 – Sonic Attack (avec Jean-Sylvain Cabot)
Hard’n’Heavy 1978-2010 – Zero tolerance for silence (avec Jean-Sylvain Cabot)
Musiques expérimentales – Une anthologie transversale d’enregistrements emblématiques
Post-Punk, No Wave, Indus & Noise, chronologie et chassés-croisés
Rock, Pop – Un itinéraire bis en 140 albums essentiels
(préface de Gilles Tordjman)

Rens. 09 75 28 42 27 / www.atheles.org/lemotetlereste

Playlist de la séance d’écoute collective Nirvana #4 (proposée au Daki Ling par le GRIM et l’AMI, en guise de prélude au festival Nuit d’Hiver #9), consacrée à l’acid folk et au free folk :
1- Sandy Bull – Blend
2- Pat Kilroy – The Magic Carpet et Star Dance
3- Robbie Basho – Cathedral et Fleur de Lis
4- Robbie Basho – Wine Song (Sweet Wine Of Life)
5- Perry Leopold – The Absurd Paranoid
6- James Blackshaw – River Of Heaven