Edition Le Mot et le Reste – l’Interview : Yves Jolivet
Souvent plébiscitée en ces pages, la maison d’édition marseillaise Le Mot et le Reste compte parmi ces structures qui, sans s’afficher localement, sont essentielles à l’échelle nationale. Si son catalogue reste pluridisciplinaire, elle est devenue la principale référence en matière musicale. Rencontre avec son directeur.
Pourquoi avoir monté une maison d’édition ?
La maison d’édition a été fondée en 1996, pour publier mes livres d’artistes. A l’époque, je demandais des mots aux auteurs, et je m’occupais du reste, d’où le nom de la structure. Elle a pour le moins évolué depuis, passant du livre d’artiste à l’édition de poésie contemporaine, avant de prendre son envol avec la parution de nos livres sur la musique, qui nous ont donné une reconnaissance rapide auprès d’un public en attente d’une maison d’édition telle que la nôtre. Aujourd’hui, nous publions environ trente ouvrages par an, dont les deux tiers sur la musique, le reste, tout aussi important à nos yeux et en termes de vente, concerne notamment la contre-culture et le nature writing. Walden, de Thoreau, peut être considéré comme étant le livre fondateur de ce genre littéraire. Notre traduction de cet ouvrage, par Brice Matthieussent, en est devenue la version de référence et rencontre depuis sa parution en 2010 un succès qui semble ne pas faiblir.
Le fait d’être basé à Marseille est-il un atout ou un handicap ?
Je n’y avais pas réfléchi jusqu’à récemment. N’oublions pas que Le Mot et le Reste est une structure qui a démarré sans moyens et qui a non seulement tenu, mais se développe d’une façon importante. Aujourd’hui, il nous faut être plus souvent à Paris, notamment pour rencontrer des médias qui ont généralement une réelle tendance à privilégier les grands groupes. Conserver notre visibilité est un travail permanent et quotidien. Objectivement, dans ce cadre précis, être en province, à Marseille ou ailleurs, est un handicap. Puisque je parle de cadre, il faut souligner que bon nombre de mes collègues éditeurs de la capitale envient cependant le cadre de vie qui est le nôtre au quotidien, où, en ce qui nous concerne, nous faisons tout à pied, avec des loyers sans commune mesure avec les leurs.
Vous posez-vous la question du public marseillais ?
Notre public ici ressemble à celui que l’on peut rencontrer à Rennes ou à Paris. On sait aussi que Marseille n’est pas une ville dans laquelle on lit beaucoup. C’est une ville basée sur l’oralité, une ville de tchatche.
Dans notre précédent numéro, le directeur d’Agone, Thierry Discepolo, dressait un portrait plutôt sombre du monde de l’édition. Partagez-vous ce point de vue ?
Il faut s’accorder sur une évidence : la valeur symbolique du livre a bougé. Il n’est plus le vecteur principal du savoir. Depuis l’arrivée d’Internet, force est de constater qu’il se vend moins, d’une façon générale. Il y a aussi, paradoxalement, de plus en plus de livres parce qu’on en vend de moins en moins. A ce niveau-là, il s’agit d’une fuite en avant des grosses structures dont les frais fixes sont importants et qui publient donc plus, souvent à des fins de trésorerie. Les librairies se retrouvent elles aussi tiraillées économiquement et subissent les contrecoups de structures assez fortes comme Hachette, qui les contraignent à mettre en avant leurs bouquins. Fort heureusement, en France, nous bénéficions de la loi Lang, qui permet d’aligner les mêmes prix pour les livres, y compris sur Internet, sans quoi nous aurions à faire face à des fermetures de maisons d’éditions et de librairies de qualité.
Cela a-t-il également des conséquences sur des sujets dits de « niche », comme la musique indépendante ?
Notre maison d’édition publie annuellement vingt livres sur la musique, du rock au blues en passant par le jazz et les musiques savantes. Dans ce registre, nous avons pris une place qui, de fait, était à prendre car s’il y a bien d’autres maisons d’édition sur ce segment, aucune n’en n’a fait un système, dans le registre de l’excellence littéraire qui est la nôtre. Cela nous a menés à devenir une solide référence en la matière, et nos livres à devenir des ouvrages de fond que tout bon libraire se doit d’avoir sur ses étagères. Nous avons réussi à fidéliser un certain nombre de lecteurs au fil du temps, mais nous restons très prudents quant à l’évolution de la chaine du livre et à propos du livre numérique.
Justement, en quoi Internet a-t-il modifié la donne pour les maisons d’éditions indépendantes ?
Le Mot et le Reste ne serait pas là où il en est sans Internet. Aujourd’hui, on a immédiatement la même information qu’on soit à Paris, New York ou Marseille… Je peux facilement repérer des auteurs potentiels via leurs blogs, connaître les parutions à venir des pays anglo-saxons, etc. Dans un autre registre, des structures comme Amazon sont devenues importantes pour les éditeurs. Il existe une croissance avérée des ventes de livres via le web. Dans notre monde où le zapping et la course après le temps semblent d’évidence, commander un bouquin devant son écran le soir, voire au travail, devient pour certains un réel gain de temps. Même si je pense qu’il vaut mieux aller à la chasse aux découvertes chez un libraire. Tout cela est nourri d’un grand paradoxe, car si Internet est devenu un outil fondamental pour le savoir, il est aussi capable de déstabiliser le livre et de rendre notre environnement anémique d’un point de vue culturel.
Quelques mots à propos de la presse musicale française ?
S’il y a bien un domaine où tous les genres sont représentés, via les magazines spécialisés ou la presse mainstream, c’est bien la musique. Reste que je n’y rencontre plus d’article de fond et quatre pages sur un thème, dont deux pleines pages de photos, sont le bout du monde. Peut-on encore voir aujourd’hui des magazines comme Rock & Folk qui, dans les années 1970, faisaient quarante pages sur Frank Zappa, avec un développement et une analyse ? Les Inrocks se sont rangés depuis longtemps, quand ils sont devenus généralistes. Le Mot et le Reste trouve sa place dans cette évolution historique : nous proposons des témoignages de première main, des essais et analyses sur le rock élargi, dont l’histoire mérite d’être étudiée, au même titre que le cinéma, le théâtre, la littérature et ce, avec la même qualité d’écriture.
Quel est votre point de vue sur MP 2013 ?
Du côté de l’immobilier, ce sera probablement une réussite. Tout le front de mer est en train de changer de main. Des structures commerciales s’y construisent un peu partout. Pour le reste, Marseille est une ville qui est capable de tout, du pire et du meilleur. MP 2013 inclura probablement les deux, selon le point de vue de chacun.
Propos recueillis par Jordan Saïsset
Rens. atheles.org/lemotetlereste
Peter Hook
L’Haçienda – La meilleure façon de couler un club (Le Mot et le Reste)
Peu avant la sortie en français dans le texte de Unknown Pleasures – Joy Division vu de l’intérieur, du même auteur et via la même maison d’édition (que nous ne vous ferons plus l’affront de présenter), revenons sur cet ouvrage (paru au mois d’août dernier) relatant « toute la vérité, rien que la vérité » au sujet de ce club historique qu’est devenu L’Haçienda. Peter Hook, donc, ci-devant bassiste de Joy Division et New Order, fâché depuis un bon bout de temps avec ses anciens camarades, décide il y a quelques années de se faire le témoin, légitime, d’une aventure qui synthétise à elle seule tout ce que les années 80 ont engendré musicalement de meilleur. A savoir le passage de témoin décisif entre le post-punk et la techno, dernières révolutions majeures dans le champ de la pop music envisagée comme contre-culturelle, en passant par quelques « babioles » comme la cold-wave, l’électro hip-hop et l’indie-pop, autant de courants a priori antagonistes qui se croisèrent pourtant, le temps d’une parenthèse (dés)enchantée, entre quatre murs de béton armé. Sise à Manchester, dont elle a en grande partie fait la réputation d’un point de vue musical, L’Haçienda fût un rêve auquel les membres de New Order et le label Factory (qui hébergea toute cette vague) donnèrent corps, entre aspirations situationnistes et hédonisme à tout crin. Au final, c’est surtout le grand n’importe quoi qui l’a emporté, la gestion calamiteuse du lieu (que les gangs mancuniens finirent bientôt par infiltrer) précipitant lentement mais sûrement sa chute. Tout cela, Peter Hook nous le raconte avec ses mots, tâchant de ne rien oublier de ces années plongées dans un nuage de défonce. C’est le seul point faible de cet ouvrage : « Hooky » est un musicien, un « party animal », un révolutionnaire à la limite — pas un écrivain. Mais bien sûr, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est cette histoire, celle d’une utopie qui s’est avérée bien concrète, d’une idée qui s’est révélée visionnaire : toute la pop « hybride » contemporaine part de là. Ce témoignage essentiel méritait une deuxième vie, un autre public, une nouvelle chambre de résonance. Mission accomplie, et avec les formes, à bien des égards.
PLX