Planche des Mémoires de Viet Kieu, Tome 3 - Les Mariées de Taïwan (édition La Boîte à Bulles)

Mémoires de Viet Kieu, Tome 3 – Les Mariées de Taïwan (édition La Boîte à Bulles)

L’Interview
Clément Baloup

 

Rencontre avec Clément Baloup, un auteur épris de voyages, réels, et fictionnels.

 

Depuis quelques années, tu as orienté une partie de ton travail sur les Vietnamiens expatriés. Tu es toi-même d’origine vietnamienne, et semble avoir le goût pour les voyages…
Effectivement, mon père est vietnamien et ma mère, française. Pour des raisons professionnelles, mes parents ont été amenés, pendant mon enfance, à voyager entre la Corse, Tahiti et la Guyane par exemple. Plus grand, j’ai fait mes études à Aix-En-Provence et Marseille, puis je suis sorti diplômé de l’École européenne supérieure de l’image à Angoulême. J’ai fait mes premières armes professionnelles à Paris, où j’ai travaillé pour France Télévision, avant de revenir finalement à Marseille pour me consacrer entièrement à l’illustration.

 

La boucle est bouclée, en somme. Pourquoi ne pas avoir commencé la BD plus tôt ?
J’étais un petit garçon fan de comics. Je lisais tous les Strange, Nova et Titans que ma sœur possédait, avant de passer à la bande dessinée franco-belge en grandissant. Le dessin m’obsédait depuis longtemps, et cela m’a conduit à Angoulême. Une opportunité professionnelle m’a certes poussé vers Paris, mais je dessinais déjà le week-end. Vers 2003-2004, je me suis rapproché d’éditeurs parisiens : le Seuil et la Boîte à Bulles. Et j’ai touché mon premier public grâce à eux. Cette dernière maison d’édition me suit depuis le début. J’ai bien travaillé, depuis, avec Le Lombard, Soleil ou Gallimard, mais j’attache une grande importance au fait de rester avec une maison qui fonctionne comme une famille, et qui suit mes audaces artistiques. Si je suis revenu à Marseille, c’est parce que j’ai toujours trouvé qu’il y avait un côté « hors de France » dans cette ville, un climat agréable et l’empreinte du port, annonciateur d’ouvertures. En plus, c’est facile aujourd’hui de travailler à distance dans mon métier.

 

Je crois d’ailleurs que tu n’es pas simplement dessinateur…
Il s’agit bien de mon cœur de métier, mais je le fais autant à travers mes œuvres en fiction ou reportage que dans mes illustrations pour des magazines comme Internazionale. Je réponds à des commandes en storyboard pour des entreprises, des expositions… Je dessine, je scénarise. Je suis également professeur d’art en section bande dessinée à l’École Axe Sud à la Joliette. Ma vie est bien remplie.

 

Avec plus d’une dizaine d’œuvres parues et, notamment, un Prix au Festival d’Angoulême, on peut dire que tu as fait tes preuves dans le milieu de la bande dessinée. Comment ton travail a-t-il évolué ?
Mon trait a évolué de façon accidentelle. Au départ, je multipliais des essais sur une recherche esthétique à base de peinture. Peu à peu, j’ai évolué vers plus de lisibilité, de narration, au gré des idées qui émergeaient. Aujourd’hui, ma base est plutôt l’encre noire sur fond blanc. Je me vois maintenant plus comme un raconteur d’histoires que comme un peintre. En même temps, mes références ont aussi évolué, passant de dessinateurs avant-gardistes édités chez l’Association par exemple à des auteurs plus narratifs comme Tezuka, Emmanuel Guibert, ou Charles Burns. Côté thèmes de prédilection, l’intime et le documentaire ont peu à peu pris le pas sur la fiction. Ou, plutôt, je cherche maintenant à entrecroiser les deux ; à l’image du dernier tome de Mémoires de Viet Kieu, Les Mariées de Taïwan, qui vient de sortir.

 

Entre Les Mariées de Taïwan et Quitter Saïgon, le premier tome de Mémoires de Viet Kieu, dix années ont passé. Il y a probablement une histoire dans l’histoire…
Un Viet Kieu est un Vietnamien d’outre-mer. Il s’agit d’une diaspora qui se reconnaît dans une véritable communauté internationale. Au Viêt Nam, par contre, la connotation est plutôt péjorative. On les considère un peu comme des Vietnamiens en balade, au chaud pendant que les locaux souffraient. Dans le premier tome, j’aborde la question des Vietnamiens exilés vers la France en raison des guerres. Ce premier tome devait être unique. Mais avec un accueil très favorable du public, un prix à Angoulême, et la frustration de n’avoir traité qu’une petite partie d’un sujet plus vaste, j’ai eu l’idée de poursuivre mon travail en allant aux Etats-Unis voir comment les réfugiés vietnamiens y ont vécu. Là-bas, une discussion autour de la marchandisation de femmes asiatiques, chinoises, coréennes et vietnamiennes, repérées sur des marchés campagnards et mariées à de riches célibataires, m’a donné l’idée de ce troisième tome. J’ai donc séjourné pendant cinq semaines à Taïwan où, grâce à de nombreux soutiens institutionnels locaux et à la communauté des Viet Kieu, j’ai rencontré des Vietnamiennes qui ont quitté leur pays pour se marier à des Taïwanais via des agences matrimoniales.

 

Qu’est-ce qui a changé par rapport aux précédents tomes ?
Le sujet est d’abord plus délicat car plus actuel. Le phénomène dont je parle a moins d’une quinzaine d’années. J’ai recueilli sur place de nombreux témoignages et, parfois, je sentais que la parole était incomplète voire incohérente, notamment quand le mari était à côté de l’interviewée. Il a donc fallu faire du tri une fois rentré en France. Trois années de travail ont été nécessaires. Pour ne pas être trop cru dans la forme, j’ai choisi d’adopter un ton plus onirique, plus détaché de la réalité ; d’où les nombreux passages rêvés par l’héroïne Linh, la multiplication de pleines pages laissant plus de place aux sous-textes entre les cases. J’insère ainsi par petites touches des pages en noir et blanc qui résument des entretiens que j’ai réellement vécus, au milieu de l’histoire fictionnelle de Linh et de l’autobiographie de mon séjour. Le réel répond ainsi à la fiction ou, au contraire, l’introduit, en la clôturant ou en l’annonçant. La couleur a aussi un rôle bien spécifique. A chaque ambiance colorée correspond un univers, un lieu, ou une époque. Par moments, la couleur est purement descriptive ; à d’autres, elle nous raconte quelque chose. Elle peut se calmer ou ressortir plus vivement et agir ainsi différemment sur l’émotion du lecteur. C’est en tout cas ce que je souhaitais. Par exemple sur une des planches, la page entière montre Linh en train de nager. Cela a l’air peut-être simple mais ça m’a demandé beaucoup de recherches sur une base d’aquarelle pour trouver le ton juste ; celui de l’apaisement mais aussi de l’inconnu.

 

Quels sont tes projets aujourd’hui ?
Dans l’immédiat, je me concentre vraiment sur la défense de mon livre en France et bientôt à Hong Kong et Macao, où j’en profiterai pour faire un mini reportage pour le magazine Internazionale. En dehors de projets prolongeant mon travail sur la communauté vietnamienne, en France cette fois, je compte revenir à la fiction avec une exploration des XVIIIe et XIXe siècles à Venise et New York. Enfin, mon premier album, Un automne à Hanoï, va ressortir dans une version augmentée.

 

Y a-t-il une question que je ne t’ai pas posée et que tu aurais voulu entendre ?
Peut-être de savoir s’il est mieux d’être une rock star ou un auteur de BD ! On a souvent l’impression qu’un auteur, c’est une personne que le métier pousse à être enfermée. Mais quand je fais un concert dessiné, je me rends compte de la joie d’avoir une vraie communion directe avec le public. Pour cela, je jalouse les musiciens.

 

Propos recueillis par Guillaume Arias

 

Dans les bacs : Mémoires de Viet Kieu, Tome 3 – Les Mariées de Taïwan (édition La Boîte à Bulles)

Exposition de planches originales : jusqu’au 10/03 à la Réserve à Bulles (58 Rue 3 Frères Barthélémy, 6e).
Rens. : 09 73 62 11 47 / www.reserveabulles.com

Pour en (sa)voir plus : http://electricblogbaloup.over-blog.com

Bonus
Petit questionnaire à la Proust. Si tu étais…

… une affiche de cinéma ?
Un film de Stanley Kubrick, comme Shining par exemple, pour son intensité débordante.

… un titre musical des années 80 ?
Spontanément, je dirais le Take On Me de A-Ha pour son clip dessiné si romantique.

… une rue de Marseille ?
Sans réfléchir et malgré le cliché, je dirais la Canebière, si chargée d’histoires malgré elle.

 


CHRONIQUE

 

Après l’exil des Vietnamiens en France suite à la guerre (Quitter Saïgon, 2006), et la communauté vietnamienne aux États-Unis (Little Saïgon, 2012), Clément Baloup se penche aujourd’hui sur un phénomène plus récent. Il est question ici de mariages arrangés entre des Vietnamiennes, préalablement repérées par des agences matrimoniales transnationales, et des Taïwanais. A la sortie, déconvenues et drames sont souvent au rendez-vous. Le sujet s’avère donc sensible.
Passée une courte introduction où l’auteur se met en scène arrivant dans un territoire où « composants électroniques et spécialités à boire ou à manger » représentent la surface de Taïwan, on suit les pérégrinations de Linh. Les rêves et espoirs de vie meilleure conduiront cette jeune Vietnamienne à quitter son pays pour se marier à un riche Taïwanais à tête de crapaud, accompagné de sa mère au ventre à tête de démon. On l’aura compris, tout ceci n’est pas très gai et les couleurs, rarement vives, sont là pour le rappeler. Rassurons les plus sensibles toutefois, la chance et la patience de Linh finiront par payer.
La réalité apparaît via des interviews de Vietnamiennes qui parsèment le récit fictionnel. Chacune raconte sa vie en ne parlant qu’à demi-mot de sa désillusion, voire de sa souffrance, ou plus librement lorsqu’elle a réussi à quitter son mari. Certaines histoires ont des issues plus favorables que d’autres, comme celle de Huong Lan : « Son mari est finalement pauvre mais elle est bien traitée. En définitive, l’argent est plus important que le bien être. »
Le scénariste-dessinateur nous épargne probablement les histoires les plus dramatiques et utilise la fiction comme une respiration dans la cruauté des situations. Pour se détacher de la réalité, quoi de mieux que l’allégorie de l’animal pour évoquer une personnalité ? Le batracien pour le dégoût, l’alligator pour la peur. L’usage de l’animal n’est pas qu’un filtre entre fiction et réalité, c’est aussi un clin d’œil au Panthéon bouddhiste que l’auteur a pu voir dans de nombreux temples. Le crapaud, par exemple, est associé à la prospérité ; une raison supplémentaire pour l’avoir attribué au mari de Linh. Une autre fonction est attribuée à l’oiseau. Ce dernier symbolise l’espoir de Linh en l’emmenant sur ses ailes pour parcourir un chemin personnel, tandis qu’il nous transporte dans son envol d’une case à l’autre. Lorsque la dernière page est refermée, le lecteur a acquis des connaissances sur un pan méconnu de l’histoire vietnamienne et a découvert comment la bande dessinée peut faire ressentir la compassion.

Guillaume Arias