Millefeuille | Fumée de Melchior Ascaride et Nicolas Texier
Demandez l’addiction !
Vous arrêtez de fumer ? Voici un ouvrage qui va vous permettre de tester votre volonté. Fumée, des éditions Moutons électriques, vous plonge dans le Paris des années 60 et l’ambiance doucereuse digne d’un polar marseillais de l’entre-deux guerres, autour d’une fée nommée Nicotine. Un roman graphique signé Melchior Ascaride et Nicolas Texier, dont la savante répartition entre texte et images ne vous laissera pas de marbre.
Il n’est pas impossible que la première correspondance que l’on puisse faire autour du sujet, la cigarette, assez peu représentée dans le corpus littéraire, nous ramène au formidable roman psychologique d’Italo Svevo La Conscience de Zeno, écrit en 1919. Les deux histoires interrogent l’addiction et la volonté autour de deux figures d’anti-héros. En revanche, si l’œuvre du James Joyce italien semble faire de son personnage un être rongé par sa mauvaise conscience, c’est avec une délectation quasi-morbide que le héros du roman graphique Fumée, un inspecteur de la Sûreté, s’immerge dans son enquête tout comme son addiction.
C’est que la victime recherchée n’est autre que Nicotine, la fée de la cigarette, une femme aux cheveux et à la mine sombres, à la beauté dérangeante, archétype de ce qu’elle fume. Sa disparition nous entraîne dans les dédales de la ville jusqu’aux faubourgs de Normandie.
Melchior Ascaride, graphiste attitré du mouvement Overlittérature et de la maison d’édition Les Moutons électriques, utilise pour retracer cette ambiance un trio de couleur bleu caeruleum, de gris et de noir. Une mise en page originale qui accentue cette sensation d’errance du personnage, au point d’en perturber parfois la lecture. En effet, l’illustration fait la part belle à l’action, aux portraits, et communique avec les textes de Nicolas Texier, qui s’attache à nous décrire l’ambiance. Et quelle ambiance ! Le froid nous accompagne constamment, malgré l’écrasante chaleur décrite dans ce témoignage. La solitude également. Une histoire sordide dont l’écriture se déploie, poétique et rythmée, empruntant au vocable du polar marseillais son jargon et les traits caractéristiques du personnage principal digne d’un Fabio Montale, en beaucoup plus noir. Le récit choisit la forme du témoignage, nous faisant vivre ces événements dans les années 60, autour du mystère d’une disparition, dont le surnaturel s’intègre comme de fait à l’histoire. On y croise des cavaliers rouges tout droit sortis de Kabylie, des visages fantomatiques, une oracle de miasmes de chambres d’hôtel, entre autres détails sordides. Il évolue dans un contexte de lendemain de guerre d’Algérie qui en justifie le pessimisme d’un soleil qui ne réchauffe pas, d’une urgence de parler sans pouvoir en guérir.
Laura Legeay
Dans les bacs : Fumée de Melchior Ascaride et Nicolas Texier (éd. Les Moutons électriques).
Rens. : https://www.moutons-electriques.fr/fumee