Millefeuille | La Chute du Monstre de Philippe Pujol
Contre l’oubli
Avec La Chute du Monstre, Philippe Pujol livre le récit saisissant de l’effondrement d’une ville — et, surtout, celui d’un système politique — vu de l’intérieur.
« Ce n’est pas le Monstre qui me fait écrire. C’est la honte qui domine. Je ne pense pas que ce que j’écris ait une quelconque influence sur l’avenir. Je le fais pour l’honneur ; et c’est de la plus grande importance. »
Ainsi Philippe Pujol explique-t-il la démarche qui a présidé à l’écriture de ce nouvel ouvrage, dans lequel il dresse tout autant un constat accablant du système politique marseillais en fin de règne qu’un portrait aux multiples visages de cette « ville palimpseste », qui « mélange tout en son sein, comme un cadavre exquis », ne cesse de se réécrire et n’en finit pas de fasciner.
C’est plus précisément une interview de Jean-Claude Gaudin par Laurent Joffrin le 4 avril dernier dans Libé qui a tout déclenché. Un entretien dans lequel le maire de la cité phocéenne balaye les questions de son interlocuteur avec sa désormais traditionnelle « défense » : l’invocation du Marseille bashing. Une coutume locale s’il en est : « Les élus de la droite marseillaise hurlent au bashing comme un ado à qui on vient de demander de ranger sa chambre. »
« Cette interview de Gaudin dans Libération a retourné en moi les huit cadavres que je croyais avoir laissés sous les gravats comme quand j’étais fait-diversier. » S’il ne dirige pas vraiment la ville (cf. le chapitre « Les Hommes de l’ombre »), le maire de Marseille, rebaptisé ici Chronos, comme ce dieu grec qui mangeait ses enfants pour vivre, a d’ailleurs droit à son portrait — au vitriol bien sûr. Une jolie formule peut en résumer l’(in)action : « Il paye d’avoir mené une politique réflexe plutôt qu’une réflexion politique. On n’écrase pas les pauvres sans se blesser. »
Rédigé à la première personne — ce qui ne fait que renforcer l’intensité du récit —, La Chute du Monstre se divise en trois parties. La première, éminemment pamphlétaire, consiste en une implacable litanie de chefs d’accusation de la majorité en place, qui prospère depuis vingt-cinq ans sur la « précieuse misère » de la ville, oscillant entre incompétence crasse, « cynisme décomplexé » et déni poussé jusqu’à l’indécence. Abandon des écoles, déséquilibre territorial (celui qui « permet la basse politique ») et ségrégationnisme social, vente de la ville à la découpe aux copains promoteurs du BTP, aseptisation du centre-ville et « lifting défigurant. Comme tous ces mérous du VIIIe arrondissement, ces vieilles à tête unique », réseau de transports en commun « atrophié autour du centre » (« Si les transports en commun sont le système nerveux d’une ville, Marseille est une amibe ») et ses corollaires (embouteillages, pollution…), stratégie d’enfumage médiatique et politique…
À la lecture de cette « compilation des dysfonctionnements de notre démocratie », on ne peut s’empêcher de penser que, plus que « pour l’honneur », Philippe Pujol a écrit ce livre contre l’oubli. Cet oubli sur lequel « mise la basse politique pour se renouveler. » L’auteur ne se prive d’ailleurs pas de quelques répétitions, insistant à plusieurs reprises sur l’élection de Gaudin à la Région en 1986 grâce aux voix du FN ou encore sur la fameuse « soirée chocolat », qui a vu deux élus s’enorgueillir sur les réseaux sociaux d’une fête gourmande au moment même où les pompiers extrayaient des gravats les huit corps sans vie de la rue d’Aubagne. Le drame du 5 novembre faisant bien sûr office de fil conducteur de l’ouvrage. Car « La tragédie de Noailles est politique, et devra être jugée ainsi. »
Moins intenses et virulentes que ce voyage quasi asphyxiant à travers une ville qui « s’effrite » — du quartier de Saint-Mauront, où l’auteur a grandi, à la Plaine, de Frais-Vallon à Euroméditerranée, la « Dead smart city » —, les deux parties suivantes nous emmènent dans les coulisses de la « Marseille qui compte ». Celle des « chapacans » de la majorité (« Ils ont cette faculté à tout rater. Vous voyez la pierre philosophale ? Ils sont parfaitement l’inverse. »), des « techno-idiocrates » et des grenouilles de bénitier qui ont fait main basse sur la ville, du clientélisme à grande échelle, des élus marchands de sommeil, des taxis installés à la mairie et des guerres intestines pour la succession du « Vieux » (on se croirait parfois dans un épisode de House of Cards, à ceci près que les protagonistes s’y révèlent bien moins intelligents que dans la série)…
Quelques portraits touchants d’anonymes et anecdotes bien senties offrent des respirations bienvenues dans ce terrible constat de la gouvernance marseillaise, qui n’est dépourvu ni de qualités littéraires, ni d’humour, et qui se lit parfois comme un roman (« Les Deux Alpes »). On retiendra particulièrement les nombreux passages consacrés à la jeunesse phocéenne et ses deux « extrêmes » : d’un côté, les « décrocheurs » des quartiers Nord, petits délinquants frappés d’une « épidémie de bêtise », quand on ne les enferme pas dans des « camisoles chimiques » (du nom d’un chapitre édifiant), ou ados désœuvrés en voie de radicalisation. De l’autre, les « blousons dorés » des quartiers Sud (parmi lesquels le fils de Martine Vassal), qui ressemblent presque trait pour trait aux « héros » du film Bling Ring de Sofia Coppola.
Un nouveau chapitre ne demande qu’à s’écrire dans l’histoire marseillaise, et l’auteur en esquisse quelques lignes à la fin de son ouvrage : l’acceptation de la ville et de ses habitants, « faits de mauvaise foi et de tendresse », pour dépasser la fatalité et « changer les pires habitudes ».
« La résignation est restée ensevelie sous les gravats de la rue d’Aubagne. Puis avec les eaux noires de la colère, la contestation ne s’est pas retirée. (…) On n’espère plus, on exige. (…) Cette envie revenue de secouer le vide, d’agiter le néant. (…) Si cette petite lumière n’éclaire pas encore bien, elle se voit de loin. »
Cynthia Cucchi
Philippe Pujol – La Chute du Monstre (Éditions du Seuil) : en librairie le 7 novembre.